Torquedo, 9

Panne ou grève des employés, le tramway s’arrête parfois. C’est le cas un vendredi où Eugène doit remonter à Grazella. Il déjeune au parc, puis la pluie le dérange, interrompant la partie de tennis dont il suivait le cours, assis derrière un grillage; puis il cesse de pleuvoir. Eugène s’aventure sur les quais, attiré par l’odeur de la mer; et au moment de prendre le tramway à la station de la mairie, on lui dit que celui-ci est arrêté, qu’il ne repartira pas avant le lendemain. Le plus sage serait alors d’opter pour un taxi, d’en choisir un parmi ceux alignés sur le bord du trottoir, leurs carrosseries noires luisant au maigre soleil d’automne; mais il se dit qu’une heure ou deux de marche ne seront pas trop pour lui.
Il connaît l’itinéraire, qui suit la voie ferrée. Celle-ci serpente d’abord dans le quartier des affaires où sont aussi la cathédrale, l’opéra, le Musée des Maîtres Anciens, où des agents en uniformes d’opérette sont postés aux ronds-points pour faire la circulation, où les devantures des magasins sont les plus chics, où les passants sont habillés comme des mannequins. Puis, lentement, elle s’en dégage et emprunte des boulevards rectilignes, bordés de grands immeubles bourgeois, ornés d’atlantes et de cariatides, de balcons tarabiscotés, qui témoignent d’une opulence ancienne, mais dont on découvre, au fur et à mesure qu’on s’éloigne du centre, qu’ils sont mal entretenus, leurs façades décrépites, qu’ils sont de plus en plus délabrés, habités par des familles pauvres, qui font sécher leurs lessives aux fenêtres.
L’après-midi s’achève, la circulation automobile se fait rare, et les enfants s’approprient la chaussée où ils jouent au ballon, tandis que les adultes sortent des chaises sur les trottoirs, où ils fument, boivent de la bière, se font tondre les cheveux. Des radios diffusent des musiques exotiques, fortement rythmées, entêtantes, les odeurs de cuisine évoquent elles aussi des colonies lointaines et aujourd’hui perdues. Ici, tout le monde se connaît et les visages qui se tournent vers Eugène sont rigolards, peut-être menaçants. Il baisse la tête, accélère le pas.
Et voici qu’à présent, les avenues s’écartent, paraissent s’envoler. Le ciel du soir s’ouvre devant lui, et il se trouve à marcher le long d’un mur au-dessus duquel s’élèvent des ailes d’anges, des croix, des chapelles construites avec du staff, qui tombent en ruines, laissant voir le fer tordu et rouillé qui servait de charpentes, et qui sont ornées de fleurs en céramique et de plaques en marbre noir.
C’est le cimetière de la ville. Paul, le chef de rang du Rigoletto, lui en parle parfois; il lui suggère de le visiter pour découvrir les noms des personnages célèbres qui y sont enterrés; et Eugène comprend que, pour sa part, il y retourne le lundi, qui est son jour de congé, qu’il y entretient une tombe, et sans doute aussi qu’il y déjeune d’un sandwich, et peut-être même qu’il y fait la sieste, allongé sur un banc, sous le feuillage d’un grand arbre qui s’agite et qui bruisse, comme s’il cherchait à vous parler.
Le mur se dérobe à un carrefour, et c’est enfin, sur un pont, le franchissement de l’immense faisceau de triage des voies de chemin de fer qui marque la limite de la ville. En filant en tramway, Eugène avait déjà remarqué que des clochards veillent et dorment sur ce pont, assis ou couchés sur des bancs. Ils sont peu nombreux, les bancs se trouvant séparés par d’énormes vasques de ciment à l’intérieur desquelles poussent des plantes rachitiques, presque noires de fumée, et ces vasques font que, d’un banc à l’autre, ceux qui les occupent ne se voient pas. Les bancs sont ainsi habités, comme des cabanes d’ermites, par des clochards qui regardent le vide où s’ébranlent les trains. Eugène passe devant eux avec la crainte de les déranger et qu’ils se fâchent contre lui, mais aux yeux de ces êtres éperdus, il est invisible.
Enfin, il parvient à Grazella. Il fait nuit. Les rues sont désertes, il voudrait ne pas arriver encore, mais de loin il entend de la musique.
À la terrasse du Nord-Nord, les clients sont nombreux, et il décide de dîner là. Denis Goavec l’accueille, il l’installe. On lui apporte du vin. Eugène est heureux de l’ambiance, de la musique, et de voir de plus près les visages qu’il aperçoit de loin, le matin, à la terrasse du Sud-Sud. Cette fois, il se trouve parmi eux. Il peut se donner l’illusion d’appartenir à leur petite bande. Il reconnaît, en particulier, à une table voisine, celle qu’il dénomme “objet A”. Elle est en grande conversation avec d’autres filles. Leurs regards se croisent. L’avait-elle remarqué, elle aussi, de l’autre côté de la rue?


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