Torquedo, 2

Torquedo a été un port important, il l’est moins depuis plusieurs siècles déjà, mais l’architecture demeure, avec les places ornées d’arcades où des calèches tournent autour des fontaines, conduites par des cochers en livrée, au même pas qu’à l’époque de gloire où banquiers et armateurs s’associaient pour projeter des essaims de navires à l’autre bout de la planète. Beaucoup de palais appartiennent aujourd’hui encore à leurs descendants, mais beaucoup aussi ont été vendus à des compagnies internationales, ou le seront bientôt. Des savants, venus de lointaines universités, interrogent les archives des anciennes familles. On leur ouvre les bibliothèques et les salles des cartes. Ils se font aussi discrets que possible, mais des années sont parfois nécessaires pour reconstituer l’histoire d’une seule de ces expéditions. Celles-ci rapportaient des millions, car ni l’aller ni le retour ne s’effectuait à vide. Mais il arrivait aussi que les navires fussent coulés au fond des mers, et les cargaisons avec, par les tempêtes et les pirates.
Torquedo est une ville du sud mais où les quartiers historiques, construits derrière le port, semblent connaître un éternel automne. Il y pleut toujours, la lumière y est rare. Des cafés sont célèbres pour leurs pâtisseries, leurs miroirs, leurs fauteuils de cuir, plutôt inconfortables, les journaux qu’on y lit, les auteurs célèbres qui s'y sont attardés, plongés dans leurs manuscrits, et pour l’éclairage électrique qu’on y allume dès quatre heures de l’après-midi; et il semble que presque tous leurs clients soient vieux.
On peut faire à pied, en quelques heures, le tour des églises et des musées qui méritent d’être visités. On prétend que, dans certains de ces lieux, un tout petit nombre d'amateurs reviennent chaque jour à la même heure pour s’asseoir sur la même banquette et contempler le même tableau. Simon Clarac fait partie des personnages qui se sont succédés au fil des siècles pour perpétuer cette tradition d’amateurs monomaniaques, dont certains deviennent des stars internationales, quand on parle d’eux dans les guides touristiques et jusque dans les magazines de mode, et dont les garçons de café consentent à murmurer les noms et les horaires habituels contre de forts pourboires.
Clarac, on le sait, va s’asseoir au Musée des Maîtres Anciens chaque jour aux alentours de midi, un sandwich à la main, devant la Femme se baignant dans une rivière, de Rembrandt, un tableau qui est exposé dans la salle voisine de celle où se trouve la Piéta de Veronese. Il demeure là, sans parler à personne, une heure ou deux au bout desquelles il entreprend de manger son sandwich. Et comme il est strictement interdit de manger dans ce lieu, il arrive qu’un jeune gardien, nouveau dans le musée, se fasse un devoir de lui rappeler cette règle. Mais, dans ce cas, l’autre le voit venir de loin et le repousse d’un simple geste de la main, ce qui, bien sûr, fait se tordre de rire les autres gardiens, en blouses grises, qui s’étaient cachés derrière une porte pour pouvoir profiter de la scène. Après quoi, le bonhomme se lève et s’en va, de sa démarche lourde, un cartable à la main et le manteau ouvert sur les revers duquel le sandwich a laissé des miettes.


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