Torquedo, 16

Il n’y a jamais eu d’automne comme celui-ci, aussi clair. Devinent-ils que, pour eux, il n’y en aura pas d'autre, que c’est le dernier, qu’ils doivent en savourer chaque seconde?
Après la sieste, ils prennent la voiture pour rouler au hasard en écoutant de la musique. Ils sont enfermés à l’intérieur d’un habitacle de musique qui se déplace dans la lumière d’automne. On ne sait pas ce qu’ils se disent, sans doute des banalités, des souvenirs qu’ils évoquent avec peu de mots. Il ne reste aucun malentendu dans leur vie, aucune zone d’ombre à éclaircir, aucun nœud à défaire. Ils se sont connus enfants, ils se sont vu vieillir, ils savent tout l’un de l’autre. Chaque détail du corps de l’un imprimé dans la mémoire de l’autre, comme une brûlure.
Ils roulent lentement, sur des routes désertes, avec le soleil qui darde ses rayons dans les feuillages, entre les fûts. Une des dernières choses qu’ils écoutent ensemble, je crois que ce sont des lieder de Gustave Malher. À un moment, ils s’arrêtent aux bord de la route pour admirer un point de vue sur la vallée, dans la brume légère du soir.
Ils descendent de voiture, ils font quelques pas et soudain, sous les grands marronniers, ils aperçoivent un couple de personnes qui se déplacent, elles aussi, les pieds dans les amas de feuilles mortes.
Ils entendent le bruit de leurs pas dans les feuilles mortes.
De loin, le bruit de leurs pas leur parvient comme s’ils étaient tout près.
La femme est vêtue de ce qui apparaît alors comme une superposition d’étoffes de différentes couleurs, qui flottent autour d’elle, jusqu’à ses pieds. Et surtout, le plus étrange est qu’elle porte sur la tête une cagoule blanche. Son visage est caché. 
Les deux couples se regardent puis se détournent. Ils s’évitent, glissent derrière les arbres, dans le soleil qui décline. Puis, de nouveau, ils se font face, de loin, arrêtés, immobiles, sans tenter de se rapprocher, sans un geste de connivence, sans rien dire.
À leur retour à l’auberge, Eugène est assis au bord du lit, tandis que Nora lui tourne le dos, debout à la fenêtre. Dehors, il fait nuit.
— Qu’avons-nous vu? interroge-t-il d’une voix blanche.
Et Nora, sans se retourner:
— Nous avons vu une femme qui portait une robe de Martin Margiela.
— Je veux parler de la cagoule qui faisait d’elle un fantôme. Penses-tu qu’elle avait besoin de cacher son visage, parce que quelque blessure ou quelque maladie l’avait défigurée?
— Oui. Peut-être. C’est possible. Ils seraient venus se cacher là, dans la montagne. Mais aussi cagoule va avec la robe.
— Que veux-tu dire?
— Souvent Martin Margiela a fait défiler ses mannequins, dans les lieux les plus improbables, avec des cagoules sur la tête.
— Il explique pourquoi?
— Il dit que la robe apparaît mieux ainsi et, dans cette robe, les mouvements du corps.
Nora hésite, puis elle ajoute:
— Cette femme était belle. J’aurais voulu m’approcher, j’ai failli le faire, mais j’ai senti que, près de moi, tu avais peur, que tu m’aurais retenue.
— C’est vrai, j’avais peur. D’une main, je t’aurais retenue. Et je ne comprends pas. L’argument de Margiela vaut pour un défilé, pas pour une promenade dans la campagne, un soir d’automne. Et l’homme nous regardait aussi.
— Oui, il nous regardait. On aurait dit un Persan. Il te ressemblait. Je n’ai pas vu leur voiture.
— Elle pouvait être un peu plus loin, sous d’autres arbres, n’importe où. Mais descendons, s’il te plaît. Maintenant j’ai froid.
Nora se retourne, elle se rapproche du lit au bord duquel Eugène est toujours assis. Il lève la tête et la regarde, le visage inquiet, comme découragé. Elle passe la main dans ses cheveux.


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