Torquedo, 12

Une nappe de nuages a pesé toute la journée sur l’horizon de mer. Au-dessous, des rayons de soleil dardaient comme des flèches. On a attendu que l’orage éclate mais il n’est pas venu. De courtes averses, comme des giclées de pluie. À Torquedo, il semble que personne n’ait vraiment travaillé. On se tenait debout derrière les fenêtres. À Grazella, on s’avançait au bout des rues. On regardait la mer. Ce qu’on pouvait en voir sous les nuages. On guettait ce qui allait se produire: la ruée des troupes ennemies amassées au fond du champ de bataille, les étendards en tête. Puis, très tôt, la nuit est tombée, épaisse, à peine percée par les éclairs du phare. Le vent a commencé à souffler. La tempête approchait.
Eugène a dîné au Nord-Nord, à l’intérieur cette fois. Il n’y avait guère que cinq ou six clients, des personnes qui se parlaient à voix basse, en rapprochant leurs fronts au-dessus des assiettes, peut-être parce que Denis passait un peu de musique, du Sony Rollins, Weaver of Dreams, que pourtant on entendait à peine.
Eugène est resté le dernier. Il est sorti se planter sur le seuil. Denis a arrêté la musique. Il n’a laissé allumé qu’un néon étroit au-dessus du comptoir. Derrière le comptoir, il a rempli deux petits verres de calvados, et il est sorti avec. Eugène l’attendait, adossé dans l’encadrement de la porte. Il faisait froid. Ils ont allumé des cigarettes. Le Sud-Sud, en face, était éteint depuis longtemps. Eugène a dit:
— Vous connaissiez Grazella avant de venir vous y installer?
— Bruno m’avait envoyé des photos. J’avais quitté Bruno en Bretagne, quand il avait seize ans et moi vingt. Il s’entendait avec nos parents, pas moi. Mon père s’est toujours méfié de moi, je ne savais pas pourquoi. Aujourd’hui, avec le temps, je me suis fait une idée de ce qu’il voyait en moi qui lui faisait peur. À l’époque, je comprenais seulement qu’il fallait que je m’engage dans la Marine, que je m’en aille aussi loin que possible; ce que j’ai fait. On croit qu’on se rebelle contre ses parents, mais ce sont eux en réalité qui vous chassent. Bruno et moi sommes restés plusieurs années sans nous écrire. J’écrivais un peu à ma mère, le seul contact que j’avais gardé. Puis, un jour, Bruno m’a annoncé qu’il quittait la Bretagne. Il s’installait dans le Languedoc, à Montpellier, avec une fille qu’il avait rencontrée et qui était de là-bas. Ils ont tenu un commerce qui appartenait à la famille de cette fille. Un magasin dans lequel ils vendaient un peu de tout, dans un village. Bruno faisait les livraisons. Ils se sont mariés, ils ont eu une enfant. Ils gagnaient bien leur vie. Ils semblaient heureux. Plusieurs fois, il m’a invité à faire le voyage, j’étais tenté mais ce n’était pas le moment. Pas encore. Puis, un jour, il m’a annoncé que sa femme et sa fille étaient mortes dans un accident de voiture, sous ses yeux. Sa femme conduisait une voiture avec l’enfant sanglée dans son siège, sur la banquette arrière. Bruno les suivait dans une autre voiture. Dans un virage, une moto qui roulait en sens inverse a percuté de face, en pleine vitesse, la voiture de sa femme. Elle s’est encastrée dans la voiture. La mère et l’enfant sont mortes sur le coup. Un an plus tard, il s’est installé ici. Il avait acheté le Sud-Sud, qu’il tenait seul, comme aujourd’hui, et il m’a proposé de le rejoindre. J’ai d’abord hésité, puis je suis venu.
— Il n’est guère causant, votre frère. J’ai eu beau essayé, pas moyen de lui faire aligner trois mots
— Ni avec moi, ni avec personne, je crois. Mais les filles ne s’en plaignent pas. Elles aiment son silence. Cette douceur. Elles le consolent, tour à tour.
— Vous, Denis, vous parlez, mais à propos des autres plutôt que de vous.
— C’est vrai. Mais je n’en dis pas moins. On en dit toujours plus qu’on ne croit, toujours plus qu’on ne veut. En fait, on ne sait jamais ce qu’on dit. Vous payez pour l’apprendre, si j’ai bien compris, et j’ai payé aussi. D’après la météo, la tempête devrait se déclencher entre deux et trois heures du matin. Avez-vous prévu des bougies, des allumettes et une réserve d’eau?
Avec la crise sanitaire, on avait perdu l’habitude de se serrer la main. Ils se sont tapé sur l’épaule, sans se regarder, et Eugène s’en est allé chez lui, deux rues plus loin.


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