Torquedo, 10

J'étais à Nice, ne me demandez pas si j’y habitais, j’ai habité dans tellement d’endroits. Mais ce soir-là, je me trouvais à Nice où j’ai grandi, où nous nous sommes rencontrés quand nous étions très jeunes. Et l’aventure à laquelle je songe, j’ai le sentiment qu’elle s’est déroulée il y cent ans, à une époque où je faisais encore partie du monde des vivants. Mais non, c’était il y a deux ans à peine.
La rue Rossini était vide, il faisait nuit et il pleuvait. C’était l’automne, comme à présent, et il pleuvait. Un vieil homme marchait devant moi, une silhouette frêle et vive, et soudain il est tombé. Ses pieds avaient glissé dans une flaque. Aussitôt j’ai couru. Je ne me souviens pas de tout. Il manque des images. Des transitions. Mais je sais que j’ai entendu, de là où j’étais, à dix pas derrière lui, l’arrière de son crâne qui heurtait le sol. J’ai accouru sous la pluie. Personne d’autre que nous dans la rue.
Quand je suis arrivé, il était couché sur le dos et déjà il essayait de se relever. Il cherchait à s’asseoir et je l’ai aidé. J’aurais voulu qu’il reste étendu mais il me repoussait pour que je ne l’empêche pas de se redresser, en même temps que, pour le faire, il prenait appui sur mon bras. Je m’étais incliné. Je le soutenais des deux bras sous les aisselles. La pluie dégoulinait sur mon visage, elle l’inondait. Je la léchais. Pourquoi ai-je songé alors que c’était comme dans un duel?
Ce vieillard avait été blessé à mort dans un duel et je venais le secourir. Or, c’était moi et personne d’autre qui l’avais blessé. J’avais été son adversaire dans un combat auquel il m’avait provoqué, que je n’aurais pas dû accepter en raison de ce qu’il était trop vieux pour se battre contre moi, et maintenant je venais de lâcher l’épée rougie de son sang pour courir à son secours. Je ne voulais pas qu’il meure.
J’agitais là sans doute un souvenir du duel qui a lieu au tout début du Dom Juan, quand le grand seigneur méchant homme blesse à mort le Commandeur, et que celui-ci chante : "O, soccorso ! son tradito!" Dans l’adaptation filmique qu’en donne Joseph Losey en 1979, ce duel, si je me souviens bien, a lieu sous la pluie. Et, en même temps que je l’aidais, je voyais du sang sur le trottoir. Un sang trop abondant. Que la pluie délayait comme de l’encre. Comme un accessoire de théâtre.
J’ai passé une main sur son crâne et mes doigts étaient couverts d’un sang épais. Je le voyais à la clarté d’un réverbère. Un décor d’opéra. Ou est-ce que je rêvais? Et soudain l’homme était debout. Frêle comme une cigale. Le visage livide dans la clarté du réverbère. Il appuyait son dos contre le mur de façade et son bras sur le mien. Il ne demandait qu’à perdre connaissance. Il luttait pour ne pas perdre connaissance. Pour ne pas mourir, pour ne pas céder. Et il a dit:
— Il faut appeler ma femme.
Sa tête appuyée contre le mur de façade, son bras replié pesant de tout son poids sur le mien. Sa main qui serrait la mienne comme si, plutôt que son adversaire, plutôt que son meurtrier, j’avais été son fils. J’ai dit:
— J’appelle les secours, restez tranquille, et d’une main je cherchais mon téléphone dans la poche de mon pantalon. Mais il a dit, la bouche sèche:
— Non, pas les secours. Il faut appeler ma femme. S’il vous plaît. 
Et il pleuvait sur nous. Je le tenais collé contre le mur de façade et j’ai vu que, d’une main, il cherchait son téléphone dans une poche intérieure de sa veste. Ses doigts de vieillard plus rapides que les miens. Il sortait son téléphone de sa poche et aussitôt le glissait dans ma main.
— Appelez ma femme, s’il vous plait. Nous habitons à deux pas d’ici. Elle va venir.
J’ai pris son téléphone, d’une main, de l’autre je tenais le vieil homme collé au mur. J’ai dit:
— Votre code d’ouverture? 
Il me l’a indiqué. J’ai dit:
— Le numéro de votre femme, je le trouve dans le répertoire?
— Inutile de chercher, je vous le dicte.
Il a avalé ce qu’il lui restait de salive et il me l’a dicté, du premier coup, calmement, sans erreur.
Quand sa femme a répondu, j’ai dit:
— Je suis avec votre mari, ici, au 19 de la rue Rossini, il a eu un accident, rien de grave, mais il voudrait que vous veniez.
— Il a été renversé par une voiture? (La voix était calme.) Il est conscient?
— Non, il a seulement glissé, il est tombé, mais oui, il vous écoute (il hochait la tête, le visage dégoulinant de pluie, tout près du mien, son souffle sur mes lèvres, sans que je puisse voir le sang qui coulait de la plaie ouverte à l’arrière de son crâne). Venez aussitôt que vous pouvez, j’appelle les secours.
— Non, occupez-vous de lui. C’est moi qui les appelle, et j’arrive.
Cet homme était vieux et courageux. Et il avait une femme.
Alors, nous sommes restés seuls, lui et moi. Mes pieds bloquaient les siens pour qu’il reste debout, mais il n’était pas lourd. J’aurais pu le porter. Il m’a dit merci puis il a détourné la tête, et je savais qu’il employait toute sa force à ne pas perdre connaissance. Il fallait que je parle. J’ai dit:
— J’ai arrêté de fumer il y a longtemps, mais maintenant j’allumerais bien une cigarette.
Il a ri.
— Je comprends, moi aussi. Mais ma femme va venir.
J’ai entendu le claquement de ses talons sur le trottoir, j’ai vu sa silhouette. Elle était mince, les cheveux longs et gris, aussi belle que lui. J’ai songé: “C’est Guenièvre vieillie qui accourt auprès du roi Arthur.” Maintenant elle est près de nous. Elle dit:
— Les secours arrivent.
Elle pose une main sur la sienne, elle dit:
— Tu as mal? Ne bouge pas.
Il essaie de sourire. Il dit:
— Je m’accroche. J’essaie de rester avec vous.
— Bientôt, tu vas pouvoir t’évanouir. Tu auras droit. Mais pas maintenant. Maintenant, il faut que tu chantes. Chante quelque chose dans ta tête. Alors, le vieillard chantonne, en souriant à peine, les yeux baissés: “Dans l’eau de la claire fontaine / Elle se baignait toute nue…”
Sa femme sourit et l’interrompt:
— Tais-toi. Pas cela. Pas maintenant.
L’ambulance arrive alors. Elle s’arrête sur le bord du trottoir, ses phares allumés, les infirmiers en descendent. Ils portent des gants. Ils viennent jusqu’à lui. Ils tâtent le crâne. Ils inspectent la plaie. Ils y appliquent une compresse qui rougit aussitôt. Ils posent une civière sur le sol ruisselant de pluie et ils y allongent le vieux roi.
Celui-ci, couché, me sourit, il dit:
— Vous avez du cran. Merci.
Puis il ferme les yeux. Sa femme se retourne vers moi, sa main serre mon poignet, pas un mot, elle monte avec lui. Je ne sais pas leurs noms, ils ne savent pas le mien. Les portières de l’ambulance se referment, elle démarre et je me retrouve seul.

> Commentaire dans le Journal du 4 janvier 2024


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