Torquedo, 15

La dernière fois que nous nous sommes vus — non, pas la dernière, il y en a eu une autre, un an plus tard, mais c’était alors pour un bref déjeuner à Paris, où elle était de passage. Elle était alors accompagnée de son fils, Albert. C’était la première fois que je rencontrais ce garçon, elle m’avait tellement parlé de lui, avant même sa naissance, trente-cinq ans auparavant, j’étais très intimidé. J’ignore ce qu’elle avait pu lui raconter pour le convaincre de déjeuner avec nous, c’était dans un restaurant voisin de l’église Saint Sulpice, sans doute quelque chose d’aussi simple que "Je vais te présenter mon plus vieil ami, Eugène, oui, tu m’as entendu parler de lui, ton père le connaît aussi". L’avant-dernière fois donc, mais ce devait être celle où nous avons passé le plus de temps ensemble, depuis toujours, où nous avons connu la plus grande tranquillité d’âme, en même temps qu’une sorte de lassitude, comme si nous avions eu l’intuition du malheur qui nous guettait, et que déjà nous l’acceptions.
Elle voulait retourner à Nice où elle n’avait plus jamais été depuis son mariage avec Georges et son installation à Zurich, elle m’a dit:
— Je voudrais revoir Nice, le moment est venu pour moi de retourner à Nice, et je voudrais que ce soit avec toi.
Mais l’arrivée à Nice, après tant d’années, risquait d’être violente, et par précaution elle avait ajouté:
— Si tu veux bien, je prendrai l’avion jusqu’à Turin, et là tu viendras me chercher en voiture. Tu loues une voiture, tu viens me chercher à l’aéroport, et de là nous descendons tranquillement par la route. Je sais comme tu aimes conduire. Cela nous prendra quelques heures, nous n'aurons pas à nous presser, et le soir, quand nous arrivons à Nice, nous dînons et nous dormons où tu veux, je te laisse choisir.
Elle a dit aussi;
— Il nous restera alors deux ou trois jours devant nous, peut-être quatre, pour aller partout, je ne reconnaîtrai plus rien, tu me servira de guide.
Et c’est ce que nous avons fait, mais pas jusqu’au bout du programme.
Je suis allé de Paris à Turin en avion. À l’aéroport, j’ai loué une luxueuse Lexus et j’ai attendu que mon amie arrive à son tour, avec son sac de voyage tellement élégant et son sourire à la Audrey Hepburn dans Petit déjeuner chez Tiffany. Puis, nous avons pris la route qui passe par Cuneo et le col de Tende.
J’avais commandé un pique-nique. Le traiteur l’avait conditionné dans une drôle de petite valise faite de roseau tressé. Il y avait du champagne. Nous avons déjeuné sous de grands arbres, le paysage était magnifique, je me suis même endormi, je crois, quelques instants, la nuque sur ses jambes.
Elle portait de grandes lunettes noires et elle lisait un magazine, puis nous sommes repartis. Nous évitions de parler. À un moment, nous avons écouté un quatuor à cordes de Joseph Haydn, celui en si bémol majeur, opus 76, numéro 4, Lever de soleil. Il me semble que j’en faisais beaucoup. Je me retrouvais adolescent, à vouloir la séduire. Mais, à peine étions-nous sortis du tunnel du col de Tende qui marque la frontière, que quelque chose s’est produit. Soudain, elle n’était plus pressée d’arriver.
Elle consultait la carte dépliée sur ses genoux, et elle m’a demandé de faire un détour par Peira Cava, où elle se souvenait d’avoir fait du ski lorsqu’elle était enfant, avant de fréquenter les stations de plus hautes altitudes, plus éloignées de la mer, où la neige était meilleure. Et, une fois que nous sommes arrivés à Peira Cava, au lieu de descendre tout droit vers Nice, par Lucéram et L’Escarène, elle a voulu que nous allions nous perdre plus à l’ouest, derrière le col de Turini. Et tandis que la route n’en finissait plus de redescendre vers la vallée du Var, elle m’a dit:
— Si nous n’arrivions pas à Nice ce soir, Eugène, cela t’ennuierait beaucoup? Si nous trouvions une auberge sur cette route, tu voudrais bien que nous y passions la nuit?
L’auberge était au bord d’une route étroite et déserte, bordée de marronniers. Derrière elle, s’étendait un pré immense. D’abord, j’ai cru qu’elle était fermée. Je suis allé m’en assurer, par acquis de conscience, tandis que Nora m’attendait dans la voiture. Mais non, elle était ouverte, encore que nous devions être, ce soir-là et durant les quatre jours qui ont suivi, ses uniques clients.
Nous ne sommes pas descendus à Nice. Nous ne sommes pas retournés à Nice comme nous avions prévus de le faire, mais pendant quatre jours nous n’avons pas cessé de parler de Nice, de notre jeunesse, de notre enfance. Du lycée du Parc Impérial où nous avions été élèves, avec ses pelouses en pente sous les maigres palmiers, où garçons et filles allaient s’asseoir entre les cours. De la piscine du Piol où nous avions nagé sous le ciel qui changeait de couleur et dans l’odeur de chlore. De l’avenue Bellevue où je la raccompagnais chez ses parents. Des tennis, de l’opéra, de la pâtisserie Auer en face de l’opéra. Des concerts des Jeunesses musicales de France donnés dans l’ancien Palais de la Méditerranée. De nos retours enfin, par la Promenade des Anglais, à l’heure où la nuit avait le bon goût de descendre pour abriter nos premiers baisers.
Puis, au bout de quatre jours, nous avons repris la voiture et nous sommes retournés à Turin où nous avons repris l’avion, elle pour Zurich, moi pour Paris.
Qu’avons-nous fait et dit pendant ces quatre jours? Il faudrait un film, très lent, très ennuyeux, pour reconstituer ce moment où nous avons été seuls ensemble, et où nous avons évoqué distraitement, à demi-mots, certains personnages, maintes situations de notre aventure commune. Nous avons ressuscité des morts, ses parents en premier lieu, que j’avais bien connus. Pouvions-nous deviner ce qui arriverait ensuite? Jusqu’à quel point avions-nous alors le pressentiment de cette gueule obscure qui nous guettait entre les arbres? Ce moment, cette brève étape dans nos vies a concentré en elle la puissance et la grâce de tout ce que nous étions, de tout ce que nous avions vécu jusqu’alors, et elle a duré le temps d’un battement de cils.


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