Torquedo, 8

Au téléphone:
— Bonsoir Eugène, je ne vous dérange pas?
— Bonsoir Esther, non, pas du tout.
— Je voulais juste vous demander si vous êtes amateur d’opéra.
— D’opéra? Pas vraiment connaisseur, mais amateur, oui, sans doute.
— Parce que, voilà. J’assiste à toutes les représentations qui sont données ici, je reçois le programme, et pour ce mois de décembre, on annonce une Traviata dont on nous promet qu’elle fera événement.
— Oui oui je sais. Carlo Rizzi et Willie Decker y reviennent ensemble.
— Carlo Rizzi sera le chef d’orchestre et Willie Decker le metteur en scène. C’est cela. Vous les connaissez donc?
— Oui, bien sûr. Ils étaient les maîtres d’œuvre de la version historique donnée au festival de Salzbourg en 2005.
— Ne me dites pas que vous y étiez?
— Hélas non, mais on en trouve une excellente captation filmique, en intégrale, sur YouTube. Vous pouvez la regarder. C’est un chef d’œuvre.
— Mais pourquoi me dites-vous alors que vous n’êtes pas connaisseur? Pour vous moquer de moi? Ce n’est pas gentil.
— Mais non, pas du tout, Esther. Je m’explique mal. Je vous dois un secret.
— Un secret? C’est vous maintenant qui me dites un secret? J’ai bien fait d’appeler. Je vous écoute.
— Eh bien, voila. Il m’arrivait assez régulièrement, il y a encore un an ou deux, avant que se produise le grand accident dont j’évite de vous parler, de publier des articles dans la revue Diapason. Souvent des petites notes, très précises, et quelquefois de grands articles.
— Vous voulez dire que vous êtes un critique musical?
— Que j’étais quelque chose comme cela, oui. Quand je propose des articles à Diapason, il est rare qu’on me les refuse. Je crois même que cela n’est jamais arrivé. Et cette fois, c’est le rédacteur en chef qui m’a appelé. Je ne sais pas comment il a pu savoir que je vis désormais ici, mais il m’a parlé de cette reprise de Traviata à Torquedo, et il m’a demandé si j’accepterais d’en faire le compte rendu.
— C’est merveilleux. C’est une jolie idée. Et vous avez dit oui, j’espère?
— J’ai été surpris, je croyais en avoir fini avec cela, j’ai demandé à réfléchir, je dois lui donner ma réponse définitive dans deux jours.
— Mais vous allez accepter?
— Le problème, c’est que je suis pas du tout connaisseur d’opéra. Ma spécialité, c’est le piano seul. Ou plutôt, c’était le piano seul. J’avais l’habitude de suivre les nouveaux enregistrements des préludes de Bach, des sonates de Scarlatti, des nocturnes de Chopin. J’ai en mémoire la plupart des grandes interprétations des sonates de Beethoven. Je peux comparer le jeu de Sviatoslav Richter avec celui de Claudio Arras et celui de Maurizio Pollini. Mais l’opéra, c’est autre chose.
— Et pourquoi, dans ce cas, ce rédacteur en chef fait-il appel à vous?
— Sans doute parce que les spécialistes maison sont appelés ailleurs. Et sans doute aussi parce qu’il veut me remettre le pied à l’étrier. Je suis vieux, il est jeune, je l’ai connu quand il a débuté à ce poste, c’est presque un ami.
— Et peut-être aussi parce qu’il veut vous donner l’occasion de devenir, dans votre nouvelle vie, un spécialiste d’opéra.
 — Ce n’est pas impossible. Ce serait bien de lui.
— Et en attendant?
— J’écoute diverses Traviata. Celles chantées par Maria Callas, plusieurs autres versions encore. C’est une œuvre bouleversante. Je ne m’attendais pas à être ému comme je le suis. Une femme qui s’abandonne comme elle le fait à son symptôme, et qui le magnifie. Elle triomphe par son chant en renonçant à son amour, en y laissant la vie.
— Et vous voudrez bien que nous soyons ensemble à la première représentation?
— L’un près de l’autre, dans le noir. J’en serai ravi.


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