Torquedo, 18

Nora était morte alors depuis plusieurs mois. N'ayant plus lui-même de pied a terre à Paris, il logeait chez une femme qui avait été la plus ancienne amie de Nora, avec qui il pouvait parler d’elle et qui habitait dans le XVIIIe arrondissement. Un quartier pauvre, en cours de réhabilitation, dans les rues et les jardins duquel rôdent les marchands de crack et leurs clients faméliques, les yeux exorbités. Et il avait eu la surprise de recevoir un coup de téléphone d’Albert, le fils de Nora. Celui-ci l’invitait à dîner chez lui, au milieu des escaliers de Montmartre, au-dessus des vignes qui bordent la rue Saint-Vincent. Et Eugène a d’abord failli raccrocher, en colère qu’il était d’avoir perdu l’amour de sa vie, de n’avoir pas pu être auprès d’elle dans ses derniers moments, et même de n’avoir été informé de son décès que plusieurs jours après les funérailles, par un message sibyllin de Georges, envoyé depuis le téléphone de sa femme, dans lequel celui-ci le vouvoyait, comme s'il pouvait ignorer qu’ils avaient aimé la même femme; comme s’il ne se souvenait pas qu’ils avaient été élèves du même lycée, qu’ils avaient appartenu à la même petite bande au sein de laquelle Nora jouissait d’un statut d’égérie, beaucoup d’autres filles s’efforçant de lui ressembler, imitant sa manière de s’habiller, sa démarche en mocassins trop lourds, de s’adresser aux garçons, de filer sur son VéloSolex, l’imperméable ouvert sur ses longues jambes gainées de collants colorés, de se moucher d’une main en même temps que de conduire de l’autre, comme si le rhume ne la quittait jamais. Mais Albert, en la circonstance, avait su lui parler. Il avait dit:
— Je devine qu’il ne doit pas être facile pour vous de m’entendre, mais sans doute vous souvenez-vous que nous avons dîné ensemble, réunis par maman, il y a quelques mois à peine, et je suis certain qu’elle serait heureuse de savoir à présent que nous renouions le dialogue, vous et moi, que nous devenions amis.
Comment résister à de tels arguments? Ce garçon était un ange. Il avait accepté.
— Et ce dîner, comment s'est-il passé?
— Le mieux du monde. Albert m’a accueilli avec sa compagne, ce qui a facilité les choses. Elle s’appelle Irmine et elle est philosophe, spécialiste du féminisme et du care. Elle voyage beaucoup, dirige des thèses, participe à de multiples commissions. Et c’est elle qui a parlé plutôt que lui.
— Ils n’ont pas d’enfant?
— Non. Je n’ai pas l’impression qu’ils vivent ensemble depuis bien longtemps. Albert dessine des meubles et des ustensiles de cuisine. Il travaille principalement chez lui, dans une pièce qu’il s’est réservée. Il m’a montré sa table, un poste de radio à l’ancienne sur lequel il passe de France-Culture à France-Musique. Et une fois par semaine, il se déplace en Bretagne où se trouve le cabinet de design pour lequel il conçoit ces projets.
— N’est-il pas plus jeune qu’elle?
— Je n’y ai pas songé, mais oui, c’est vrai qu’il peut l’être. Il avait sans doute préparé ce qu’il avait à me dire et il avait décidé qu’il n’irait pas plus loin.
Nous grignotions en buvant de la bière. Irmine évoquait la crise sanitaire du COVID-19 et la manière dont celle-ci avait mis en évidence l’importance vitale des métiers du soin, de l’aide, de l’accompagnement, métiers ordinairement tenus par des femmes et peu considérés. Il n’y avait pas d’emphase dans son propos, elle s’exprimait avec les phrases les plus simples, en s’appliquant à utiliser les mots de tous les jours. Puis soudain il l’a interrompue et, d’une voix très douce, très contrôlée, il a dit que jamais ses parents n’avaient parlé de moi devant sa sœur et lui, mais que, pour autant, sa sœur et lui avaient deviné mon existence. 
Il a dit: "Nous parlions de vous en chuchotant, même lorsque nous étions seuls, de crainte d’être écoutés par des oreilles indiscrètes. Les pères n’ont-ils pas toujours de grandes oreilles? Nous avons mis longtemps à découvrir votre nom. À mettre un nom sur votre existence soupçonnée. En réalité, nous l’avons découvert deux ou trois ans avant que la maladie de notre mère se déclare, grâce à une lettre très ancienne qui était rangée dans son coffre à bijoux, et dans lequel ma sœur avait eu à fouiller. Nous ne pouvions pas nous empêcher de l’espionner. Peut-être, avec le temps, était-elle devenue moins prudente. Peut-être souhaitait-elle que la chose se sache. Il y avait ses absences, plutôt rares. Mais surtout, depuis toujours, il arrivait qu’elle cite, au milieu d’une conversation, le nom d’une ville, le titre d’un livre ou d’un film, plus souvent encore celui d’une œuvre musicale, qu’elle exprime une opinion qui n’appartenait pas à la culture familiale, qui n’était pas endémique, et nous devinions que cette parole révélait un autre pan de sa vie. Qu'elle trahissait l’influence d’un mystérieux personnage. Un silence s’en suivait. Nous nous regardions, ma sœur et moi. 'Capitaine Nemo', c’était le surnom que nous vous avions donné.
— Votre mère l’a su?
— Oui, un jour ce nom nous échappé. C’est moi qui l’ai prononcé, et comme notre père n’était pas là, ce nom l’a fait sourire. Rougir et sourire à la fois." 
Je n’ai rien répondu. Il n’y avait rien à répondre. Albert avait jugé important de me parler du capitaine Nemo. Pour deux enfants, j’avais longtemps été un personnage de roman, et cet avatar que je découvrais me convenait assez bien. Je l’emporterais avec moi dans la tombe. Il me ferait sourire, encore après que je sois mort.
Albert s’est levé pour préparer de la tisane et pour nous rapporter de la cuisine des croquants aux amandes. Irmine avait ouvert une fenêtre dans l’encadrement de laquelle elle fumait une cigarette. En me penchant près d’elle, je pouvais sentir la profondeur du jardin sauvage qui se creusait dessous, comme un gouffre. On devinait la foule d’oiseaux et de petits mammifères qui devaient l’habiter.
Irmine m’a parlé d’une série américaine qui passait sur Netflix mais mon esprit était ailleurs, fatigué, et je n’arrivais plus à suivre son propos. J’ai bu la tisane. Son parfum de tilleul était celui d’une chambre d’hôtel où nous avions dormi, près d’une rivière et des tennis. Il fallait que je m’en aille.
Albert est allé chercher ma veste puis, au moment où je la lui prenais des mains, comme nous étions debout tous les trois, prêts à nous séparer, il a ajouté: “Vous vous connaissiez depuis très longtemps. Depuis toujours. Après sa mort, nous avons retrouvé beaucoup d’autres lettres, des photos. Pourquoi, Capitaine Nemo, n’avez-vous pas épousé ma mère?"
La question m’a surpris, elle était indiscrète, émouvante et, pour masquer mon émotion, j’ai répondu très vite, sans réfléchir, comme une boutade: "Parce que je l’aimais.” Albert est resté sans voix, il a souri. Près de lui, Irmine a voulu nous venir en aide. Elle a dit: “Nous connaissons cette réplique, Eugène. Elle n'est pas de vous. C’est celle, historique, que Miles Davis fait à Jean-Paul Sartre quand celui-ci lui demande pourquoi il n’épouse pas Juliette Greco.”
Le regard d’Albert restait fixé sur moi. Irmine avait raison. Je ne pouvais pas m’en tenir à une citation, à un paradoxe. J’ai ajouté: “Parce que je n’étais pas certain de pouvoir remplir le rôle de mari et de père sans faillir à un moment ou à un autre. Parce que je n’étais pas certain de pouvoir assumer, dans tous les cas, sous tous ses aspects, ce que vous appelez aujourd’hui la 'norme mâle'. Et que Nora un jour ou l’autre m’en aurait voulu, que je l’aurais déçue et que c’était là quelque chose que je ne pouvais pas envisager, comprenez-vous? que je ne voulais pas imaginer. Et pendant toutes ces années, je n’ai pas regretté ce choix, et elle non plus, je crois. Mais aujourd’hui, je sais que j’ai eu tort.
— Vous dites cela parce que vous n’avez pas eu d’enfant avec elle?
— Non, Nora vous a eus, votre sœur et vous, et je sais qu’elle en a été infiniment heureuse et fière, et je n’ai jamais été jaloux de ce bonheur qu’elle a connu, ni de celui de votre père. Mais je sais aujourd’hui que j’ai eu tort, que j’ai agi par orgueil, que j’ai manqué le principal. Et c’est comme si tout le bonheur que nous avons connu ensemble ne comptait plus, qu’il se trouvait englouti au fond des mers, ou là, au fond de votre jardin sauvage où les petits animaux viendront en dévorer les restes. Je sais et je dis que j’ai fait le mauvais choix seulement parce que je n’étais pas auprès d’elle quand elle a souffert et qu’elle est morte. Cela me brise, me dévaste, voyez-vous? C’est comme si tout était nié. Le seul moment de notre aventure commune où j’aurais su tenir mon rôle. Car je l’aurais tenue, elle, dans mes bras, un jour après l'autre, une nuit après l’autre, jusqu’au dernier instant."
Je me suis tu. Mes jeunes hôtes se taisaient, eux aussi. Puis, j’ai voulu rompre ce silence. Je les ai remerciés, et je suis parti. Et alors, j’ai redescendu les escaliers de la rue du Mont-Cenis, dont Albert ne savait pas (et le lui dirai-je un jour?) que nous nous y étions arrêtés, sa mère et moi, un dimanche d’hiver que nous nous trouvions à Paris, quand lui-même n’était encore qu’un enfant, duquel elle me parlait sans que je l’aie jamais vu autrement qu’en photo, et elle m’avait dit alors combien il lui aurait plu d’habiter là, un jour, à l’angle de la rue Saint Vincent, en quoi j’entendais que peut-être nous y aurions habité ensemble, que nous nous serions enfin décidé à former un couple, à nous marier, pour ne plus jamais nous séparer, une perspective ou un simple fantasme qui m’a longtemps donné le courage de vivre.
Puis, à la mairie du XVIIIe, j’ai tourné dans la rue Ordener, et quand je suis arrivé sur le pont Marcadet, qui franchit l’immense faisceau de triage des voies de chemin de fer, je me suis arrêté, je me suis accroché aux grilles, comme un homme qui a bu et qui pleure. Et là j’ai pris conscience d’avoir dit à Albert et à sa compagne ce que jamais je n’avais osé m’avouer à moi-même jusqu’alors, que la mort de Nora brisait ma vie, non seulement en ce qu’elle me privait d’elle mais, bien plus cruellement, en ce qu’elle dénonçait le choix que j’avais fait de ne pas l’épouser. Comme si nous avions voulu garder le meilleur pour nous, tandis que ce qui me manquerait à jamais était de ne pas avoir vécu avec elle le pire.

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