Torquedo, 4

Le faubourg de Grazella est relié à la ville patricienne par une ligne de tramway. Eugène l’emprunte deux fois par semaine pour ses séances de psychanalyse.
Sa vie à Torquedo se déroule sans autre occupation, et sans autre interlocuteur d’abord que le Docteur Garden, qu’il regarde à présent comme un être providentiel. Celui-ci ne lui a-t-il pas permis de surmonter une crise nerveuse de laquelle, sur le coup, il a cru ne jamais revenir? Si bien qu’il est devenu à ses yeux comme un ami qui se tait, un ami à la fois étonnamment proche (il sait tout de lui) et irrémédiablement distant, dont les paroles, les remarques, ce que le vocabulaire technique désigne du titre d’interprétations, sont rares, inattendues, toujours un peu miraculeuses, comme les apparitions de la Vierge Marie à Lourdes.
Eugène s’allonge sur son divan le mardi et le vendredi en fin de matinée, et il choisit ces occasions pour, avant cela, boire un café et lire les journaux que le Rigoletto met à la disposition de ses clients; et pour, après la séance, s’attarder dans la vieille ville où il visite le Musée des Maîtres Anciens, mais aussi des églises, des librairies, et même des triperies, ainsi que certaines épiceries fines où il achète de l'ail et du poivre, indispensables selon lui à la préparation des coquillettes au beurre qu'il accompagne, pour son repas du soir, de boîtes de sardines.
Quand il sort de sa séance, il est un peu plus de midi et il a pris l’habitude d’acheter de quoi déjeuner dans une boulangerie, puis d’aller chercher un banc au hasard des allées, dans l’immense parc qui s’étend au cœur de la vieille ville, pour y déguster son sandwich ou sa salade de pâtes, de lentilles et de pois-chiches.
Des serres, des labyrinthes, des restaurants, des bassins, des cours de tennis, un kiosque à musique, des tables d’échecs, des balançoires et des toboggans pour les plus petits, des manèges, des statues, des fontaines, des volières, une crêperie, des terrains de pétanques ont été aménagés en différents endroits du parc; et partout des fauteuils métalliques tournés vers des pelouses fleuries, où beaucoup de personnes solitaires comme lui viennent s’asseoir pour prendre le soleil, quand il arrive qu’un rayon timide perce les nuages, et pour lire de gros livres posés sur leurs genoux. Et ces personnes ne manquent pas de lever les yeux de leurs lectures quand apparaissent des groupes d’étudiantes et d’étudiants sortis de là faculté, qui passent comme des vols de corbeaux, tous revêtus, comme le veut la tradition, de la célèbre cape noire que le vent soulève derrière eux, et qui leur fait comme des ailes.
Eugène passerait volontiers là des après-midis entiers si la pluie n’était pas si souvent au rendez-vous; encore s’y est-il si bien habitué que celle-ci ne le fait plus courir. Il ne sort pas sans parapluie, et, dans le jardin, il ne perd pas de vue les abris de feuillages, les guérites, les grottes, vers lesquels les vieux habitués savent se diriger, d’un pas tranquille, aux premières gouttes. Ces averses lui donnent l’occasion d’échanger de plaisantes remarques avec d'autres personnes qui s’égayent ainsi que lui; de belles dames parfois auxquelles, sans cela, il n'aurait pas osé adresser la parole, ni elles à lui.
— Vous aussi, on vous a chargée d’aller chercher vos petits enfants à l’école?
— Hélas, non, je n’ai pas cette chance. Je crois que je vais aller m’abriter à la bibliothèque.
— Je la fréquente aussi. J’y emprunte des romans, bien épais de préférence. De chacun, j’oublie l’histoire aussitôt que je passe à un autre. Mon mari me dit que je devrais tenir un carnet, prendre des notes; que ce serait un excellent exercice pour la mémoire. J'y songe mais je ne le fais pas. J'oublie. Eh bien, au revoir monsieur, et peut-être à un autre jour.


1 / 2 / 3 / 4 / 5 / 6 / 7 / 8 / 9 / 10 / 11 / 12 / 13 / 14 / 15 / 16 / 17 / 18

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire