Torquedo, 3

Eugène ne peut pas habiter toujours à l’hôtel. Il n’est pas assez riche pour cela. Il trouve donc à louer un petit deux-pièces dans le faubourg de Grazella.
Le faubourg de Grazella s’étend sur une colline qui domine la ville et qui prend mieux qu’elle ne fait la lumière du couchant sur la mer; un lieu connu aussi pour essuyer les orages violents et les tempêtes qui le fouettent, venues du bout de l’horizon. Quand il fait déjà nuit sur la ville patricienne, ici une douce clarté inonde encore les rues, comme une récompense du ciel pour l’industrie et la simplicité des personnes qui l’habitent.
Grazella ne s’est pas construit d'hier. Ce faubourg est le lieu de travail et d’habitation des artisans qui ont répondu, au fil des siècles, aux commandes des palais dans tous les corps de métiers, de la taille de la pierre jusqu'aux stucs et à la passementerie. Beaucoup venaient de pays étrangers. Ils apportaient leurs savoir-faire, ils étaient graves et attentifs. Les doctrines sociales répandues parmi eux exigeaient qu'ils s'instruisent dans les livres, et pas seulement des manuels concernant leurs métiers, mais aussi des romans.
Ils apprenaient à lire dès le plus jeune âge, et ils échangeaient des livres leur vie durant.
Les maisons sont basses, peintes en blanc, avec des façades sans balcons. Elles bordent des rues qui forment un réseau étroit, aux carrefours desquelles se rencontrent des jardins. Au cours des dernières décennies, des travailleurs sociaux, des professeurs et des artistes sont venus s’ajouter au petit peuple des artisans et ouvriers. Ils ont introduit plus de gaité dans le faubourg, des mœurs plus nonchalantes. Les deux écoles communales rivalisent de libéralisme et d'inventivité dans les méthodes pédagogiques qu'elles mettent en œuvre. 
Quand ils ne travaillent pas, les habitants du quartier ont à cœur de se retrouver aux coins des rues, les vendredis soirs, pour boire des coups, écouter de la musique et faire la fête.
Eugène s’y est tout de suite senti chez lui. Le cadre ne ressemble à rien de ce qu’il a connu dans sa vie antérieure; six mois auparavant il n’aurait pas imaginé de vivre ici; mais la crise d’angoisse dont il a cru mourir lui a ouvert le chemin d’une rédemption qui implique de faire moins cas des principes qu’on s’était forgés, de se compter pour moins. Il se revoit sur le balcon de sa chambre d’hôtel, tremblant de tous ses membres, au milieu de la nuit, avec la rue déserte et mal éclairée quatre étages en-dessous, où il craint de sauter, et où les claquements de talons d’une femme qui se hâte le distraient de sa misère.
Parmi ces jardins, il y a un zoo. La nuit, dans sa chambre, il lui arrive de rester longtemps éveillé, les bras croisés derrière la nuque. Il songe alors à la femme qu’il a aimée. Il écoute les lions et les autres animaux qui grognent dans leurs rêves. Parfois il imagine que ceux-ci se dispersent dans les rues, à pas lents, en prenant soin de ne réveiller personne, puis qu’au lever du jour ils regagnent leurs cages et en referment les grilles, en se débrouillant comme ils peuvent pour le faire, avec leurs pattes ou leurs becs.
Il songe à la jeunesse de la femme qu’il a aimée. Se peut-il que lui-même ait jamais été si jeune, et qu’elle l’ait aimé aussi? Se peut-il qu’il ait connu cette grâce? Cette question le fait sourire, et maintenant il dort.


1 / 2 / 3 / 4 / 5 / 6 / 7 / 8 / 9 / 10 / 11 / 12 / 13 / 14 / 15 / 16 / 17 / 18

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire