Torquedo, 17

Un samedi après-midi, nous étions allés à l’opéra. Nous étions trois garçons pour six filles. Georges avait trouvé un prétexte pour ne pas y être. Il nous rejoindrait plus tard.
C’était l’anniversaire de Nora, elle avait dix-huit ans. Nous étions invités à une fête qu’elle organisait chez ses parents, dans leur grand appartement de Cimiez, où il y avait une terrasse. Cela se passait au mois de mai. Depuis quelques jours, une fraîcheur inattendue se faisait sentir en même temps que nous étions arrosés par de brèves averses. On se serait cru revenu un mois plus tôt. Puis, quand nous sommes sortis de l’opéra, le père de Nora l’attendait au volant de sa voiture. Une DS 19 bleu pâle. Je savais qu’il ne m’aimait pas, tandis qu’il aimait Georges. Deux autres filles sont montées avec elle, sa garde rapprochée, et la voiture est repartie, nous abandonnant sur le trottoir de la rue Saint François de Paule.
L’instant d’avant, Nora nous avait avertis qu’elles avaient à terminer des préparatifs, à vêtir d’autres tenues plus amusantes, moins sages. Elle avait ajouté que non, elles n’avaient pas besoin de notre aide et qu’il serait inutile que nous arrivions trop tôt, elles ne nous ouvriraient pas.
Les autres ont décidé de demeurer ensemble. Ils iraient manger des glaces et écouter des disques au Nain Bleu. Quant à moi, j’ai dit que je les retrouverais plus tard.
J’ai remonté l’avenue de la Victoire et je suis arrivé au Grand Café de Lyon. Je me suis installé derrière la vitre, et j’ai commandé un café-crème. Je suis resté un long moment à lire. J’avais emporté avec moi un livre d’Antoine de Saint-Exupéry qui était l’un de mes auteurs favoris, et j’interrompais ma lecture pour regarder les passants qui glissaient à l’extérieur comme des ombres.
Le temps est passé vite. La nuit commençait de tomber et il me restait un long chemin à parcourir pour rejoindre le haut du boulevard de Cimiez. Quelque chose d’étrange s’est alors produit.
J’ai demandé à ce qu’on m’indique les toilettes. Un garçon m’a fait signe qu’elles se trouvaient à l’étage. Oui, à l'étage plutôt qu’en sous-sol, comme c’est souvent le cas. Et je suis monté.
Au premier, un écriteau indiquait qu’il fallait monter un étage encore. Je suis monté, et là, sur le palier, j’ai vu s’ouvrir devant moi un long couloir qui donnait accès à trois salles de réception.
Toutes les trois étaient équipées pour l’accueil des banquets. Il fallait donc imaginer que trois banquets puissent être accueillis en même temps, dans des salles contiguës.
Dans chacune, de longues tables et des chaises en plastique moulé empilées les unes sur les autres. De la vaisselle sur des crédences. Un piano. Un étui à guitare. Une estrade avec un micro fixé sur un pied. Des enceintes acoustiques posées sur l’estrade. Des cotillons dans des boites en carton. Des affiches roulées.
On avait fait le ménage. Le sol et les murs étaient d’une propreté parfaite. Il manquait la musique, mais il suffisait de la laisser résonner à l’intérieur de soi, d’après le souvenir qu’on avait des bals, des parades de cirque. L’accordéon et la guitare, puis la clarinette qui se joue debout, raide comme un piquet, et qui vous vrille l’âme. Ou peut-être le trombone.
J’ai songé que je pourrais rester là. Je trouverais bien quelque part un canapé où m’étendre. Par la fenêtre, je regarderais la rue, en contrebas, qui ne tarderait pas à se vider de ses passants, et les vitrines s’éteindre une à une. En cas d’insomnie, je pourrais reprendre ma lecture. Le roman que j'avais emporté s’intitulait Vol de nuit. L'action se situe en Amérique du sud, à l'époque des avions à hélices. Des coucous que le moindre coup de vent suffit à rabattre. Il faut que le courrier soit livré aux habitants des villes, de l’autre côté des montagnes qu’on survole la nuit, au milieu desquelles on craint de se perdre, navigant au juger, où on craint de manquer de carburant ou que le moteur se grippe. Au matin, je serais réveillé par le bruit des percolateurs, par le parfum des premiers cafés, celui des cigarettes et des petits verres d'alcool.
Bien sûr, j’ai fini par redescendre, mais à ce moment-là j’avais décidé que je n’irais pas à la fête chez les parents de Nora. Décidé est trop dire, je n’avais rien décidé du tout; je savais juste que je n’irais pas. Et cette première décision, s’il faut employer ce terme, était doublée d’une autre bien plus grave, qui devait engager le reste de ma vie, dont je n’avais pas conscience alors mais qui était prise par je ne sais quelle instance de moi-même au moment où j’ai redescendu les marches. Je ne verrais jamais plus Nora avec les autres. Je la laisserais vivre sa vie avec les autres sans m’en mêler. Je ne serais jamais plus en rivalité avec personne pour la conquérir. Je ne lui parlerais et je ne l'écouterais qu'en tête à tête. Nous serions seuls au monde. Nous nous rencontrerions désormais ici ou là, aussi souvent qu’elle serait disponible pour le faire, qu’elle voudrait bien de moi. Nous n’aurions pas de lieu à nous, dans aucun endroit du monde, ou plutôt tous les lieux seraient tous à nous pourvu que nous y soyons ensemble, cachés des autres. Mon enfant, ma sœur…


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