Torquedo, 11

Quand l’ambulance est partie, je me suis retrouvé seul. Je n’ai pas pris le temps de décider dans quelle direction je devais m’en aller, si je retournais à l’hôtel ou si je m’éloignais encore. D’abord, il fallait que j’appelle Nora. Il était l’heure où elle m’avait autorisé à le faire. Georges dînait à la cuisine avec la plus jeune de leurs enfants, elle se trouvait seule dans sa chambre. Il y avait deux semaines maintenant qu’elle ne quittait plus sa chambre et à peine son lit. Elle m’en avait averti. Le diagnostic était établi, aussi sévère qu’elle avait craint, peut-être davantage, et elle attendait maintenant que le traitement commence.
Nora habitait Zurich. Je ne suis jamais allé là-bas. Je pouvais difficilement imaginer sa chambre, l’intérieur de sa maison, d’ailleurs je n’en avais pas envie. J’avais vu sa maison en photo, de l’extérieur, une villa construite dans le style du Bauhaus, mais cette image restait abstraite. Une carte postale. Une illustration dans un ouvrage savant, consacré à l’architecture moderne. Je pouvais imaginer ses enfants d’après les photos qu’elle me montrait à chacune de nos rencontres; et, sur certaines où il figurait aussi, Georges apparaissait tel que je l’avais connu. Ici, à Nice. Quand nous étions jeunes, presque des enfants. Mais je n’étais pas autorisé à me rendre à Zurich. Pas question que je lui fasse une visite, encore moins maintenant. Nous nous reverrions aussitôt qu’elle irait mieux. Elle profiterait du premier moment de répit, car il y aurait un moment de répit, n’est-ce pas? quoi qu’il puisse arriver par la suite, quitte à ce qu’elle porte un foulard noué sur la tête, un turban, elle trouverait un prétexte pour se rendre à Paris, et nous nous rencontrerions à Paris, ou peut-être quelque part du côté de Genève. Ou peut-être à Trieste, où nous nous étions promis d’aller ensemble.
Qui donc a choisi le nom si triste et si noble de cette ville? Son emplacement sur la carte et son nom? Qui donc a dit son nom pour la première fois? Était-il imaginable qu’on puisse se rendre à Trieste dans la vraie vie, dans le vrai monde, et y demeurer, ne fût-ce que quelques jours, ne fût-ce qu’un week-end, avec la personne qu’on aime? Descendre sur le port, le soir, à pied, pour y dîner sur une terrasse éclairée aux bougies. Mais cela aurait pu être n’importe où ailleurs, pourvu que nous ayons droit, voyez-vous, à cette fois encore.
Pour l’heure, je voulais lui raconter l’histoire du vieux monsieur qui avait glissé sous la pluie, dont le crâne saignait, le cuir chevelu ouvert, et que j’avais soutenu. Le rôle que j’avais joué dans cette petite histoire, cela la ferait rire en même temps qu’elle serait fière de moi.
Après que l’ambulance était partie, je n’avais pas fait dix pas. Je m’étais abrité sous un porche. Rue Rossini. Le dos collé contre la porte. D’où j’étais, je voyais une brasserie ouverte, à l’angle de la rue. Tout de suite après, j’irais boire un whisky, mais d’abord, il fallait que je téléphone à Nora. Et je l’ai appelée.
Elle était bien seule dans sa chambre, elle s’était attendue à mon appel; et l’histoire, en effet, l’a amusée. Elle m’a félicité pour le rôle que j’y avais joué. Et quant à elle, non, il n’y avait rien de nouveau à dire, le traitement commencerait demain; oui, à l’hôpital; l’ambulance viendrait la chercher le matin et la ramènerait le soir.
— Ne m’appelle pas demain, Eugène, je ne serai pas en état, ni tout de suite après, je te ferai signe très vite, je t’assure. Non, il ne me manque rien. Georges est terrassé. Il fait le dur, mais je vois qu’il a du mal à rester près de moi. Et les enfants aussi. C’est normal. Non, tu ne me déranges pas. Je suis contente de t’entendre. Je sais que tu penses à moi, et je pense à toi aussi. Je t’embrasse. Je t’aime.
Nous avons raccroché. J’ai remis le téléphone dans ma poche, la pluie avait cessé, je suis allé me planter debout devant le comptoir, dans la lumière de la brasserie, et j’ai bu deux whiskys coup sur coup. Puis je suis sorti et j’ai marché.
Je suis descendu sur la promenade du bord de mer. J’ai mis mes écouteurs aux oreilles et j’ai écouté de la musique sur mon téléphone. Un album réunit les titres que Billie Holiday a enregistrés avec l’accompagnement au saxo de Lester Young. Certaines personnes s’imaginent que Billie Holiday et Lester Young ont formé un couple, je l’ai imaginé aussi, mais c’est une erreur. Un rêve. Billie et Lester n’ont jamais été mariés, il est peu probable qu’ils aient jamais été amants, mais le saxo de Lester répond à la voix de Billie, il s’enroule autour d’elle. Rien ne pourra jamais l’empêcher. Aucun mauvais sort, aucune fée méchante. La mort n’a pas prise sur cela.
Sur la Promenade des Anglais, d’autres cafés étaient ouverts. J’ai bu d’autres whiskys. La pluie s’est remise à tomber, elle se mélangeait à mes larmes. Je pensais ne pas pouvoir survivre. L’air me manquait, comme à elle. J’ai marché jusqu’au port. Quand je suis rentré à l’hôtel, le jour se levait.


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