Torquedo, 13

Au téléphone:
— Bonjour Esther, vous m’entendez?
— Oui Eugène, et vous?
— La pluie fait un bruit épouvantable. (En criant presque.) On se croirait à l’intérieur d’un tambour. J’ai été réveillé à trois heures du matin, et cela n’a pas cessé depuis.
— L’électricité n’a pas été coupée?
— Non, chez vous non plus?
— Non, j’ai la chance d’avoir un réverbère sous ma fenêtre et sa lumière me montre la pluie qui crépite sur un coin de trottoir. C’est très beau.
— Vous gardez vos volets ouverts?
— Non, bien sûr. Mais une latte de ma persienne est cassée, je crois même que c’est moi qui l’ai cassée, exprès pour profiter du spectacle.
— Et vous avez mis une chaise derrière votre fenêtre?
— Non, je me tiens debout, le nez à la vitre, sous les rideaux.
— Votre coin de rue est désert, j’imagine?
— Il est interdit de sortir, pourtant oui, quelquefois j’aperçois des silhouettes. C’est très rare, mais cela arrive. Je rêve de les photographier, ces silhouettes, de si loin, dans si peu de lumière, elles semblent danser sous la pluie, mais c’est impossible. Je les distingue à peine. C’est ce qui fait leur charme.
— Et vous n’avez pas froid?
— J’ai des chaussettes aux pieds, et je bois du thé. Je quitte ma fenêtre pour aller à la cuisine me servir du thé, puis je reviens à ma fenêtre. J’adore le parfum du thé quand il pleut ainsi. Et vous?
— Je bois du café. Mais le goût n’est pas génial.
— Il faut que je vous apprenne à boire du thé, vous ne devez pas savoir. Il faut que je prévoie une formation. Et vous écoutez la Traviata?
— Non, je me repose de la Traviata en écoutant des sonates de Haydn. C’est parfait pour la circonstance. Ah, Denis Goavec m’a appris que mon “Objet A” s’appelle en réalité Sidonie et qu’elle est professeur de yoga.
— Sidonie Grégoire. Bien sûr. Son studio est tout près d’ici. Un entre-sol. Minuscule. Elle ne donne pas plus d’une douzaine d’heures de cours par semaine, et ses tarifs sont prohibitifs. Mais on ne peut plus appartenir à la bonne société de Torquedo sans être ou avoir été de ses élèves.
— C’est votre cas?
— Bien sûr, que croyez-vous?
— Denis me dit qu’elle vit en couple avec une jeune femme qui a un petit garçon et qui enseigne la danse ici, à Grazella. Elle va dans les écoles.
— Tout cela est bien connu. Sidonie Grégoire est une star, ou une sorte de prêtresse. Avez-vous de quoi manger?
— Oui, des boites de sardines. J’avais pris mes précautions.
— Denis rouvrira ce soir?
— Non, mais il m’attend chez lui, au-dessus du restaurant. Pour autant que la pluie se calme et que je puisse sortir.
— Avec lui, vous n’écouterez pas du Haydn.
— Il écoute du jazz. Il me fait écouter du jazz. J’aime beaucoup aussi. Mais je ne vous entends très mal. Je crois que je vous ai perdue. On se rappelle bientôt?


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