Tendres guerriers, 9

La guerre des Sabreurs et des Sansnoms ressemble à un jeu vidéo. Ceux-là même qui s’y trouvent impliqués ont du mal à y croire. Les sessions se répètent selon le même scénario, dans le même décor, avec les mêmes personnages stylisés. Une partie n’est pas plutôt terminée qu’on attend de jouer la suivante. Lourenço nous a enfin réunis pour nous annoncer que l’attaque des Sabreurs aurait lieu le lendemain. Samson l’en avait averti. Il lui avait dit aussi que celle-ci n’était pas plus à craindre que les autres. Les Sabreurs sont dans la plupart des cas des enfants de notables. Ils viennent cagoulés mais la police les connaît tous et n’a aucun mal à les identifier. Sur les images des combats que transmettent les drones, on remarque leur taille, leur carrure, certains détails de leurs accoutrements. Tout se passe comme si ces adolescents ne pouvaient pas se résigner à l’anonymat et que, pour compenser le visage masqué, il fallait qu’ils se distinguent par l’ajout de certains accessoires et gadgets bien visibles, pendus à leur ceinture ou à leur manche, par les inévitables inscriptions, à la fois odieuses et ridicules qu’ils affichent sur leurs casques ou sur le dos de leurs blousons, des attributs emblématiques par lesquels il est facile de les identifier. Et d’ailleurs, des limites ont été posées à leurs raids que, jusqu’à présent, les Sabreurs n’ont jamais franchies: pas d’armes à feu et pas question de toucher à la Cité Aristote, ni même de s’en approcher. Le Restaurant des Amis est la seule cible autorisée, et lui seul doit donc être défendu. Lourenço le redit:
— Le pickup s’arrête devant le Restaurant; les Sabreurs en descendent, le contournent, pénètrent dans le jardin; nous sortons alors à leur rencontre, nous échangeons des coups, nous les faisons reculer, puis, quand ils remontent à bord du véhicule, the game is over, nous les laissons repartir d’où ils sont venus. Est-ce bien compris
Tout le monde a hoché la tête, c’était clair, puis il a ajouté:
— Mirko, comme d’habitude, tu gardes une dizaines d’hommes en embuscade pour le cas où le pickup ferait mine de contourner le restaurant en direction de la Cité. Tu restes parmi eux. La herse que vous déploierez est infranchissable par un véhicule. À vous de faire en sorte qu’elle le soit aussi pour les passagers.
Mirko n’a pas répondu. Et l’attaque s’est en effet déroulée comme Lourenço l’avait prévu. J’y assistais pour la première et dernière fois. C’était l’après-midi. Nous étions en cours. Nous mâchions tour à tour chaque parole d’un poème de Verlaine. “Le ciel est, par-dessus le toit, / Si bleu, si calme…”, comme les graines d'un chapelet.
Aussitôt que l’alarme a été donnée (un coup de sifflet lancé par Lourenço qui a retenti dans le couloir), deux garçons parmi mon public se sont levés. L’un a entraîné les élèves vers la cave, l’autre a barricadé avec des planches la porte et la fenêtre de la salle où nous étions enfermés. Des hommes armés sont descendus des deux étages supérieurs. Leurs bottes sonnaient dans l’escalier, si fort que j’ai craint qu’il s’écroule. Une phalange d’une quinzaine de guerriers s’est ainsi formée, prête au combat. Je me tenais parmi eux. Je faisais des photos.
Des pierres ou je ne sais quels autres projectiles ont commencé à grêler sur le bois de la porte et de la fenêtre, ainsi que sur les murs. Ici les garçons ajustent leurs casques et leurs cuirasses, ils s’entraident à passer des lanières. Attaché sur un bras, le bouclier qui brille dans la pénombre; l’autre main gantée très haut tient le nunchaku dont une branche pend derrière l’épaule.
Je continuais à faire des photos avec mon téléphone, aussi vite, aussi nombreuses que je pouvais. Je me plaçais devant leurs rangs. Dans mon dos, les chocs des projectiles étaient toujours plus nombreux et violents. J’ai cru que le mur allait se fendre. Puis, soudain, les garçons parmi lesquels je me tenais se sont mis à trépigner, et ils l’ont fait de plus en plus vite, de plus en plus fort. C’était comme un roulement de tonnerre. Au milieu de ce fracas, nous percevions une clameur, venue de l’extérieur, qui signifiait que maintenant le portail était franchi, que nos adversaires s’élançaient dans le jardin. C’était l’assaut. Et, au même instant, notre porte s’est ouverte de l’intérieur, toute grande, à deux battants.
La lumière nous a éblouis, et le trépignement s’est soudain alourdi, comme un ciel qui se plombe. Le heurt des bottes s’est réglé sur deux temps, un rythme inexorable au gré duquel les garçons se sont avancés dans la lumière, et là aussitôt l’orage a éclaté, le combat a commencé, des cuirasses arc-en-ciel contre les noires, et malgré la violence du choc, les nôtres n’ont plus cessé alors de gagner du terrain.
D’abord, ils ont arrêté les assaillants, puis ils les ont fait reculer, pas à pas, si bien que ceux-ci ont fini par leur tourner le dos et par s’enfuir.
Je prenais toujours des photos. Comment a-t-il pu se faire qu’aucun coup ne m’atteigne? Elles illustreraient le livre que je prévoyais de faire avec Cynthia Hansel. Et j’étais prêt alors à crier victoire. Mais je me trompais.
Revenus devant le Restaurant des amis, les Sabreurs s’entassaient dans la benne arrière du pickup dont le moteur tournait déjà, quand soudain, parmi eux, un garçon s’est dressé. Il avait ôté sa cagoule, ses cheveux longs et noirs étaient lâchés. Il était plutôt petit, mince et souple comme une fille, ses yeux étaient d’un gris clair sous de longs cils noirs; et, avec un sourire ravi sur les lèvres, il faisait tournoyer une fronde au-dessus de sa tête. C’était l’arme d’un berger des îles Baléares, celle avec laquelle David triomphe de Goliath. Elle n’avait pas la dureté brutale des nunchaku, plutôt la souplesse du serpent. Comme lui, elle sifflait.
Soudain, devant cette apparition, les nôtres ont mis un genoux à terre en s’abritant derrière leurs boucliers. L’arme que maniait le jeune Sabreur ne tirerait qu’un seul coup, elle ne toucherait qu’un seul adversaire, mais il y avait de fortes chances qu’elle l’atteigne à la tête et qu’elle le tue. Et tout de suite après, ce serait au tour de ce jeune berger à servir de cible. Il ne serait pas épargné.
Pour la première fois depuis le début du combat, j’ai vu les nôtres s’incliner dans l’attente du tir. Mais derrière eux arrivait le groupe de Mirko, celui-ci à leur tête, et tous parmi eux se sont inclinés aussi, sauf Mirko lui-même. Car on a vu celui-ci brandir un pistolet au bout d’un bras tendu. Il y a eu un instant où les deux hommes, le jeune champion des Sabreurs et Mirko le colosse, se sont regardés. La pierre a sifflé en tournoyant plus vite, le temps a semblé suspendu, le plus jeune ne cessant de sourire. Mais avant qu’il ne décoche, le coup de feu est parti, tiré par le pistolet de Mirko. La balle a atteint le berger en plein front, et celui-ci a vacillé sur ses jambes, il a tourné sur lui-même, comme s’il dansait. Puis, il s’est écroulé et personne n’a pu douter qu’il était mort.

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