Tendres guerriers, 14

Enfin, je suis enfant, en voyage avec mes parents. Le rêve ne précise pas dans quelle ville ni dans quel pays, probablement en Italie, peut-être à Rome. Nous dormons tous les trois dans la même chambre d’hôtel. Puis, au milieu de la nuit, je me réveille et je les vois tous deux accoudés à une fenêtre grande ouverte sur un ciel qui rougeoie. Est-ce un décor d’opéra? Mon père est en caleçon et tricot de corps, ma mère en combinaison légère. Oui, c’est l’été, il fait chaud, nous devons être à Rome, tout près du Vatican. Je me lève et je vais les rejoindre. Ils me font une place entre eux, la barre d’appui m’arrive au front, je m’y accroche des deux mains et je découvre, à nos pieds, l’incendie d’une station service. Celle-ci se trouve de l’autre côté de la rue, à quelques pas de nous et, des pompes alignées sur le trottoir, s’élèvent des flammes qui m’effraient. Je crie à mes parents qu’elles vont entrer dans notre chambre, qu’il faut vite fermer cette fenêtre et aller nous cacher au fond de la chambre où se trouve mon lit. Nous nous y blottirons tous les trois. Je pleure. Mais ma frayeur les fait rire. Mon père met son bras sur mon épaule et il dit:
— Mais non, regarde, il n'y a rien à craindre, les pompiers sont déjà là!
Et c’est vrai que des petits hommes casqués sont accourus, et qu’au moyen de leurs lances puissantes, tenues à deux bras, ils aspergent les pompes avec de la mousse blanche comme de la chantilly. Mais soudain, voici qu’on tambourine à notre porte. Si fort que je me retourne et me réveille.
Je ne suis pas à Rome mais à Nice, dans le quartier de Bon Voyage, tout près des abattoirs, dans une chambre sans confort située au-dessus du Restaurant des amis, et je ne suis pas un enfant mais un vieil homme qui dort seul.
Oui, c’est bien ici qu’on frappe et qu’on m’appelle. Je reconnais la voix de Lourenço. Je me lève, je lui ouvre et, son visage presque à toucher le mien, il me crie: 
— Vite, vite, habille-toi. La Cité Aristote est en train de brûler!” Puis, il s’en va.
Vite, j’enfile les vêtements qui se trouvent sous ma main, je descends, je contourne le restaurant et me dirige vers la Cité. Au moins deux immeubles sont en flammes. Des familles entières les fuient. Je vais à leur rencontre. Elles marchent sans hâte. Sans me voir. Sans se retourner vers l’incendie qui rougeoie derrière elles. Des couvertures sur le dos, des manteaux, des valises mal fermées, un chat sur l’épaule d’une jeune fille, un enfant qui tient son ours en peluche et qui pleure, une poussette surchargée. Des silhouettes égarées, incrédules, accablées. Sur elles, une pluie de cendres. C’est l’exode qui recommence. Celui — le même — qui se répète inlassablement, un siècle après l’autre, à travers le monde, provoqué par les guerres, et qui donne à la pauvre humanité un avant-goût de l’Enfer qui l’attend.
Je cherche parmi ces gens et soudain j’aperçois Carmen. Elle me fait signe de loin. Nous nous frayons un chemin pour nous rapprocher au milieu des fantômes. Elle tient son téléphone à la main. Son visage est défait. D’une main, elle prend la mienne. Elle m'attire à elle. De l’autre, elle me montre son téléphone. Sur l’écran de la messagerie, je lis: “Prépare-toi. Je viens te chercher. Mirko”. 
Avons-nous aperçu Mirko, dressé parmi la foule, sous un ciel nocturne qu’éclairaient au loin des lueurs d’incendie? Ou avons-nous tellement craint de l’y voir que nous l’avons imaginé? Je ne saurais le dire. Mais j’avais garé une voiture de location à proximité du restaurant, et le temps de monter à ma chambre pour prendre un sac que j’avais préparé en prévision d’une pareille circonstance, voilà que déjà nous étions sur la route.
Carmen, assise à côté de moi, étroitement sanglée dans sa ceinture de sécurité, avait son téléphone dans une main et le mien dans l’autre. Lourenço a appelé sur le sien, et tout de suite elle a mis le haut-parleur. Lourenço disait:
— J’ai pu communiquer avec Rodrigo. Il vous demande de vous diriger vers l’aéroport et d’attendre là-bas le premier vol pour Genève où il viendra vous rejoindre… Oui, Igor est avec lui.
— Et toi, et Angelina? a demandé Carmen.
— Ne t’inquiète pas pour nous. Nous sommes ensemble. Samson nous a recommandé de filer vers l’Italie par les routes des corniches. Nous avons attendu que les réfugiés soient pris en charge par les pompiers. Et maintenant que c’est fait, nous partons.
Nous étions rassurés. Ce ne fut pas pour bien longtemps. Déjà Lourenço rappelait. Il disait:
— Je viens de communiquer avec Samson. Les écrans lui montrent que Mirko vous devance. Il est armé d’un lance-roquettes, et au sortir du prochain tunnel, il vous barrera la route. Vous devez vous arrêter, de toute urgence, et repartir en sens inverse, en direction de la montagne. Faites-le maintenant!
J’ai effectué la manœuvre comme j’ai pu, au premier carrefour, et j’ai compris que Carmen, près de moi, enregistrait les coordonnées de Samson que Lourenço était en train de lui transmettre.
J’ignorais qui était Samson, je ne savais pas où il se trouvait au juste, mais je l’imaginais veillant sur nous depuis une tour de contrôle plantée dans le ciel de nuit, ou au contraire œuvrant dans les boyaux d’un bunker labyrinthique enfoncé dans le sol, vers lequel convergeaient les signaux envoyés par les drones. Il avait fallu cette entité occulte et bienveillante pour nous avertir à temps des attaques des Sabreurs, et nous avions besoin d’elle à présent pour échapper à la poursuite des miliciens. 
Vingt minutes plus tard, nous dépassions L’Escarène en direction de Sospel et du Col de Tende, quand le téléphone de Carmen a de nouveau sonné. C’était Samson lui-même qui lui parlait. Il lui annonçait que la voiture dans laquelle se trouvaient Angelina et Lourenço venait d’être détruite par une roquette lancée depuis un hélicoptère de combat. Le véhicule avait explosé, brûlé et volé dans le vide, au-dessus de la mer, du côté de Cap d’Ail. 


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