Tendres guerriers, 2

À cent cinquante mètres derrière le Restaurant des Amis, la Cité Aristote, composée de cinq grands immeubles de sept étages chacun, disposés en U. Plusieurs centaines d’appartements, sans compter les caves, qui formaient une ruche. La plupart des membres de la Brigade habitaient là, mais où exactement? Quand les voitures de police arrivaient sur l’esplanade, leurs occupants étaient prévenus par les gamins qui jouaient au basket derrière de hauts grillages, puis par ceux qui gardaient les entrées; et quand les hommes en uniformes frappaient à la porte d’un appartement, à l'étage où ils pensaient le trouver, l’activiste qu’ils recherchaient s’était déjà glissé dans un autre. On jouait à cache-cache.
Rodrigo était clairement le roi de la Cité, tout le monde l’aimait, le respectait, même les dealers, et Igor le suivait partout, toujours armé.
Le Restaurant des Amis apparaissait, solitaire, sur la rive d’un fleuve côtier qui, en aval, traversait la ville et dont l’embouchure était marquée par un jardin. Des palmiers, des mouettes, des roseaux, le sel et les galets gris de la plage. En revanche, si on suivait la route vers l’amont, toujours sur la rive du fleuve, on arrivait dans la montagne et, au-delà de la montagne, de ses gouffres, de ses cols, de ses pics neigeux, c’étaient d’autres pays. Les éléphants de Hannibal les avaient-ils franchis?
Les migrants arrivaient ainsi donc soit par la mer, soit par la montagne. Et la Cité Aristote était une étape dans leur parcours, un refuge momentané où ils pouvaient se reposer, se restaurer, se soigner, communiquer avec les leurs qui étaient restés au pays, et, dans le meilleur des cas, apprendre un peu de la langue — des Arts, des Armes et des Lois du pays, avant de repartir on ne savait où. Avant de poursuivre leur quête d’une nouvelle patrie.
Le soir, quand je terminais mon cours dans la salle de classe, derrière le restaurant, un gamin venu de la Cité m'annonçait dans quel appartement Rodrigo m’attendrait ce soir-là pour dîner. Et, quand j’arrivais là-bas, après avoir marché dans la nuit, après avoir trouvé l’entrée de l’immeuble, monté les escaliers, frappé à la porte de l’appartement indiqué, je savais que, presque chaque fois, mon Dieu, c’était la fête! En plus d’enfants, de vieillards, de mères de familles, d’hommes farouches, de plats épicés, de bébés qui pleurent, il y avait de la musique. Et d’autres fois, c’était Rodrigo qui venait avec Carmen, sa fiancée, qu’il tenait par la taille tandis qu’elle le tenait par le cou, ainsi que deux ou trois autres camarades, Igor fermant la marche, pour dîner avec moi au Restaurant des Amis. Et, dans ces occasions, Lourenço baissait à moitié le rideau de fer, et sa fille Angelina (celle au beau sourire, qui m’avait accompagné à ma chambre, le premier soir) tolérait maintenant que j’aille chercher des plats à la cuisine pour l’aider dans son service.
— Non, Monsieur Antonin, pas celui-là, il est trop lourd, vous me faites honte, mon père va me tuer!
C’étaient pour moi des moments de bonheur, les premiers qu’il m’était donné de vivre depuis longtemps. Pourtant mes rapports avec la Brigade reposaient sur au moins trois malentendus.
Primo, je l’ai dit, il y avait bien longtemps que je n’avais plus de bureau au MIT, et que d’ailleurs je n’habitais plus à Cambridge (Massachusetts), ni ailleurs aux États-Unis, mais bien à Paris, près de la mairie du XVIIIe.
Secundo, il y avait bien longtemps aussi que je n’étais plus marxiste le moins du monde. La dernière fois que j’avais voulu relire trois pages d’un livre que j’avais publié, et qui datait de plus de dix ans, je n’y avais rien compris. Je n’arrivais pas à me souvenir de ce que j’avais voulu dire à l’époque, ni pourquoi. Quelle mouche me piquait? Quel désir de gloire m'avait donc fait l'écrire? Quel besoin de parler plus fort que les autres? Quelle farouche intention de me venger de l’échec que j’avais essuyé en tant que chercheur, sur le plan théorique? 
Un événement entre temps s’était produit, qui avait fait de moi un autre homme, plus du tout en guerre avec le capitalisme mondialisé. J’avais connu l'expérience de la souffrance extrême, j’avais vécu de longs mois en tête à tête avec la mort. Je l'avais regardée dans les yeux, puis je lui avais fermé les yeux.
Tertio, Rodrigo et les autres membres de la Brigade s’imaginaient qu’ils m’invitaient dans une ville que je ne connaissais pas, or c’était une erreur. Non seulement je connaissais Nice mais j’y avais vécu deux ans avec la femme que j’aimais.
À l’époque, j’ai noté: "Si un observateur venait assister à l’un de mes cours, un jour, sans être averti de rien, il aurait le sentiment que je m’adresse à un seul public. Moi-même, au début d’une session, je peux avoir ce sentiment. Je sais pourtant que ce n’est pas le cas. La grande majorité des personnes présentes sont venues pour apprendre la langue; mais, parmi elles, un petit nombre la savent déjà aussi bien que moi, et bien souvent en savent plusieurs autres que je ne sais pas. Mais elles souhaitent apprendre à l’enseigner. Je veux dire que la plupart sont des élèves, tandis que d’autres sont déjà des professeurs. Je pourrais, au début de la première séance, demander à chacune de ces personnes de se présenter, comme cela se fait d'ordinaire dans ce genre de rencontres. À chacune de dire son prénom et d’où elle vient. Nous saurions de cette manière, d’entrée de jeu, quelles sont parmi elles les élèves et quelles sont les professeures; mais je ne le fais pas. Je ne veux pas le faire. Plus tard, sans doute, chacune aura tout loisir de parler de son passé. De dire le pays d’où elle vient, d’évoquer l’étendue de désert qu’elle a dû parcourir; les pluies, les neiges, les vagues de la mer et les sentiers abrupts dans la montagne, mal éclairés par la lune, où elle a pensé mourir, qu’elle a dû traverser; et évoquer aussi les siens qu’elle a dû laisser là-bas, qu’elle ne reverra peut-être jamais et dont, dans un portefeuille fermé par une élastique, elle garde une photo. Mais pour l’heure, je ne suis pas du tout sûr qu’elles aient envie de se livrer ainsi. Leurs souvenirs sont trop douloureux et trop précieux pour qu’elles veuillent les partager si vite. Et puis, la plupart seraient bien embarrassées de le faire, bien incapables, puisque précisément elles ne savent pas la langue. Elles peuvent juste vous regarder avec des yeux tristes, un pauvre sourire sur les lèvres, vous montrer leurs mains vides, la paume tournée vers le ciel, et hausser les épaules pour vous signifier que non, décidément, c’est impossible, les mots y manquent; tandis que si nous commençons tout de suite à travailler ensemble, comme nous faisons, en répétant d’abord quelques paroles d’une chanson, dont le texte est écrit au tableau, puis en cachant l’une ou l’autre de ces paroles pour ensuite tenter de la retrouver, de la dire puis de l’écrire de mémoire, chacun pour soi, sur une feuille de papier, alors nous avons une chance d’assister à cette scène dont je ne me lasse pas, où on voit que certaines de ces supposées élèves, au lieu d’écrire, regardent autour d’elles qui elles pourront aider. Elles cherchent des yeux à qui elles pourront être utiles. Et, à un moment, on voit l’une d’entre elles se lever et aller s’accroupir près de la table d’une autre et, tout bas, sans que je puisse l’entendre, sans que personne d’autre puisse l’entendre, elle lui dit:
— Bonjour, je m’appelle Héloïse, je viens d’Arles en Provence, veux-tu bien que je t’aide?"


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