Tendres guerriers, 4

Carmen est venu frapper chez moi. C’était dimanche après-midi, il faisait froid malgré un peu de soleil qui entrait par la fenêtre. J’étais assis devant la petite table en bois et je lisais. Elle avait quelque chose à me dire, elle était émue, peut-être avait-elle pleuré. Il fallait que je l’aide. Je lui ai proposé du thé.
— Les garçons vont partir, m’a-t-elle dit en soufflant sur le thé. Demain ils s'en vont en Afrique pour une mission.
— Ils ramènent des migrants?
— Non, ce ne sont pas des passeurs.
— Alors, que vont-ils faire là-bas?
— Comme chaque fois, ils vont rencontrer des trafiquants. Ceux qui vont chercher chez eux les éventuels candidats au voyage. Des pirates qui promettent de leur faire franchir les mers et les frontières. Ils imposent leurs tarifs. Les gouvernements nous payent pour jouer les intermédiaires. Notre groupe a pour mission de négocier avec eux pour qu'ils aillent regarder ailleurs, dans le pays voisin. C'est comme si les états leur payaient des rançons pour éviter le rapt des garçons les plus jeunes, les plus pauvres et les plus naïfs. Rodrigo et ses hommes transportent ainsi de pleins sacs de dollars. Les trafiquants sont bien placés pour le savoir, et ils sont prêts à tout pour s'en emparer. Sur quelles bases s'opèrent ces négociations? Quelles garanties Rodrigo peut-il exiger en échange des rançons qu'il remet? Ne me pose pas la question, je serais incapable de te répondre. Tout ce que je sais, c'est que ces missions sont bien payées mais qu'elles sont aussi terriblement dangereuses.
— J'imagine que de telles opérations sont très exceptionnelles.
— J'espère chaque fois que ce sera la dernière, mais non. Trois ou quatre fois par an. Presque toujours en Afrique, et chaque fois j’ai peur.
— Combien sont-ils à partir?
— Cinq. Rodrigo, Igor et trois autres. Des armes les attendent sur place, fournies par les services de renseignement.
— C’est effrayant, en effet.
— Tu imagines à qui ils ont affaire! Parfois, il leur suffi de trois ou quatre jours. Une fois, il m’est arrivé de rester un plein mois sans nouvelles. On ne peut pas prévoir, ou c’est qu’ils ne veulent pas me dire. Je les sens nerveux. Igor est le plus entraîné et je le sens nerveux. Rodrigo fait semblant de rire, comme toujours. Il m’énerve.
— Comment se fait-il que les gouvernements aient besoin d’eux?
— Tu sais maintenant que les migrants nous parlent. Ils nous disent quels chemins ils ont empruntés, combien ils ont dû payer et à qui. Ils sont capables de reconnaître sur des photos ceux qui sont venus les chercher dans leurs villages. Ils savent quelles langues ils parlent, quelles armes, quels véhicules ils possèdent, ce que ces individus leur ont promis, où et quand ils les ont lâchés.
— Il restera des hommes pour protéger la Cité?
— Des garçons et des filles, oui. Tu en connais certains. Je n’ai pas peur pour nous. La surveillance est assurée. Tu ne tarderas pas à voir comment les choses s'organisent quand nous sommes attaqués. Les Sabreurs n’ont jamais le dessus.
Elle a repris un sucre dans la boîte en fer. Le front baissé, elle l’a déposé dans sa petite cuillère et elle l’a mouillé en immergeant délicatement la cuillère dans le liquide brûlant. Puis, à l’instant où il allait se dissoudre, elle l’a gobé d’un coup, en serrant les lèvres sur la cuillère et en fermant les yeux.
Je l’observais. C'était une femme d'une grande beauté. Depuis combien d’années ne m’étais-je pas trouvé seul, dans une chambre d’étudiant, avec une femme si jeune et si belle? Un instant, l’idée m’a traversé l’esprit qu’elle était enceinte. Un instant, je l’ai su et je me suis demandé si elle-même le savait; et, dans le doute, je me suis tu. Et puis, j’ai oublié. J’ai pensé à autre chose. J’ai dit:
— Les Sabreurs?
— Oui, c’est le nom de ceux qui veulent chasser les migrants de chez nous. Nos adversaires. Nos ennemis jurés. 
— Et vous?
— Nous sommes les Sansnoms.
— Tu veux que je parle à Rodrigo? Tu veux que j’essaie?
— Ce serait inutile, Rodrigo fait son métier.
— Il sait que tu es ici? Il ne se fâchera pas de l’apprendre? Mais tu as froid, tu trembles.
— Oui, il fait froid chez toi. Mais non, Rodrigo est le plus gentil des hommes, et il a confiance en toi. Ne t’inquiète pas. J’avais juste envie de te parler. Et, si tu veux bien, je le ferai encore. Ah, quand Rodrigo est absent, le chef de la Brigade, c’est Lourenço.
— Je l’avais compris.
— Ils n’aiment pas qu’on le dise, mais ils sont de la même famille. Lourenço est l’oncle de Rodrigo. Je te laisse lire. Je t'embrasse.


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