Tendres guerriers, 7

Carmen est revenue me voir. Quand elle a frappé, j’étais en train de lire, allongé sur mon lit. Je lui ai ouvert. Elle s’est assise sur la chaise, devant ma table, et comme j’avais laissé là des pages écrites au crayon, elle m’a demandé si elle pouvait les lire. J’ai répondu que oui, si bien que nous sommes restés un long moment silencieux, l’un et l’autre, elle assise, moi allongé sur le lit où j’étais retourné. Et, de nouveau, j’aurais cru que nous étions des étudiants et qu’elle venait lire, dans ma chambre, une dissertation de philosophie sur laquelle j’avais travaillé pendant tout un dimanche pour la remettre, le lendemain, à notre professeur. Plus tard, nous irions au cinéma, ou au restaurant universitaire, rejoindre les autres. Enfin, elle a reposé sur la table le dernier feuillet et elle a dit: 
 — Il faut que nos amis te racontent leurs aventures, les péripéties de leurs voyages, de manière plus précise.
— Je ne veux pas raconter ces voyages à leur place. Un jour ils le feront.
— Tu ne crois pas que leurs voyages sont aussi les nôtres? Nous aussi nous prenons des risques, nous courons des dangers.
— Il se trouve des journalistes pour les aider à raconter. Les longues enquêtes qu’ils publient nous permettent d’imaginer et de mieux comprendre leurs périples. J’admire leur travail. Mais, pour ma part, je ne suis pas journaliste. Si j’essaie de composer encore un livre, après tous ceux que j’ai écrits, ce sera pour tenter d’expliquer pourquoi et comment je me suis retrouvé parmi vous. Et pourquoi je reste.
— Tu n’es pas amoureux de moi, dis?
— J’ai bien mérité que tu me poses cette question. Je l’ai bien cherché. Comment pourrais-je être amoureux de toi, tu veux me dire? Et comment pourrais-je ne pas l’être? Tu ne dois pas t’inquiéter. Tu n’as rien à craindre de moi.
— Je sais. Pardon, Antonin. Mais je suis troublée. Parce que Mirko est venu me parler et qu’il m’a proposé de partir avec lui.
— Il s’attendait à ce que tu acceptes?
— C’est plus compliqué. Ne t’énerve pas. Écoute-moi, tu veux bien?
Je n’avais pas vraiment envie de l’écouter. Je savais qu’à cet instant, nous étions en train de basculer dans quelque chose de beaucoup plus obscur, qui mettrait notre amitié en péril en même temps que nos vies.
— Il m’a dit que la prochaine attaque des Sabreurs sera particulièrement violente. Qu’on lui a fait passer le message. À la suite de quoi, les réfugiés ne pourront plus rester ici, ils seront chassés, dispersés de nouveau sur les routes.
— Et du coup, il te propose de lui donner ta main et de le suivre. Il ne doute de rien. Il se croit dans un roman-photo. Il est cinglé.
— Attends encore.
Là, je me suis aperçu que sa lèvre tremblait. Et j’ai commencé à deviner ce qu’elle venait me dire. Elle avait froid.
— Il fait toujours aussi froid chez toi, a-t-elle dit. Donne-moi une couverture et laisse-moi m’asseoir près de toi.
Une couverture était pliée sur une chaise. Je me suis levé, je l’ai aidée à s’en couvrir. Nous étions assis sur le lit, l’un près de l’autre, et maintenant c’était moi qui tremblait. Elle m’a aidé alors à tirer la couverture sur mon dos pour m’en couvrir aussi. Nous étions à présent dans une cabane, ou sous une bâche, assis devant une rivière où nous avions pêché, et puis il avait commencé à pleuvoir. Restait-il du café dans la bouteille Thermos? Oui, et aussi des sardines, des biscuits et un fond de whisky.
— Il a dit aussi qu’il était, lui, le seul vrai adversaire des Sabreurs. Que c’était à lui que les Sabreurs en voulaient. Que les autres ne comptaient pas. Que nous ne comptions pas. Tu comprends?
— Ta main est glacée. Oui, je commence à comprendre. Il t’a dit que si lui s’en allait, là, tout de suite, les Sabreurs n’auraient plus aucune raison de s’en prendre à vous, et que donc la Cité Aristote ne serait pas attaquée. C’est bien cela?
— C’est bien cela. Je pars avec lui, et tout va pour le mieux, tout s’arrange. Ou je reste, et c’est la guerre.
— Tu en as parlé à à Rodrigo? Tu peux communiquer avec lui?
— Oui, je peux communiquer avec lui, mais je ne le lui ai pas dit.
— Pourquoi?
— Si je le fais, Rodrigo revient, il y a un duel entre eux et Rodrigo est mort. Pareil, si j’en parle à Lourenço. Il voudra protéger son neveu et il se fera tuer. Seul Igor peut affronter Mirko, il n’attend que l’occasion pour lui régler son compte. Mais, d’où il est, il ne reviendra pas sans Rodrigo, et il ne faut pas que Rodrigo revienne ici. Pas maintenant. Parce que, dans ce cas, il ne laissera pas Igor se battre à sa place. Et il se fera tuer.
Après cela, nous nous sommes tus. Il pleuvait sur la rivière. Nous sommes restés assis, côte à côte, sans rien dire, sous la bâche que nous avions tendue au-dessus de nos têtes et sur laquelle la pluie faisait entendre son doux clapotis. Dans cette anse, l’eau de la rivière était plate. De temps à autre, un petit poisson sautait au-dessus de la surface, et le timide floc qu’il faisait entendre en replongeant dans l’eau était un bruit délicieux. 

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