Tendres guerriers, 12

Puis il y a eu l’histoire de Diego. Parmi les hommes du service de sécurité qui assistaient à mes cours, l’un s’appelait Ottavio. Il n’avait jamais ouvert la bouche mais chaque fois qu’un éclat de voix, qu'un grincement suspect s’ajoutait au marmonnement monacal de mes exercices de grammaire, tout le monde se tournait vers lui; et alors, Ottavio se levait. Il allait jeter un œil par la fenêtre, disparaissait dans le couloir, gravissait quelques marches d'escalier, puis il revenait et, d’un signe de la tête, en remettant dans sa vareuse le pistolet qui ne le quittait jamais, il me faisait signe que je pouvais poursuivre, et je poursuivais.
Mais, un soir, quand tous les autres étaient partis, il est venu à la table où je rassemblais mes papiers et il a dit:
— Je te suis dans ta chambre, si tu veux bien, je voudrais te parler. 
Je possédais, dans ma chambre, en plus du petit réchaud à gaz semblable à ceux qu’utilisent les campeurs, et en plus de la théière, une minuscule cafetière italienne. Il s’est assis sur l’unique chaise, il a allumé une cigarette et j’ai fait du café. La tasse dans laquelle je le lui ai servi était largement ébréchée, mais le parfum était le mieux qu’on puisse attendre de la part d’un café et, quand il l’a goûté, il a souri:
— Carmen avait raison, c’est un très bon café.
Puis il m’a expliqué ce qu’il attendait de moi. J’ai allumé ma lampe de bureau. Comme aurait fait un détective privé. Maintenant il faisait nuit. De nouveau il faisait nuit. Vous avez remarqué comme souvent il fait nuit dans les histoires que je raconte. Je lui ai fait répéter plusieurs fois les noms, l’adresse, les heures qu’il m’indiquait puis j’ai déclaré:
— C’est entendu, je le ferai, mais à la condition que Lourenço le sache et qu’il m’y autorise. C'est une question de loyauté.
— Bien sûr. Tu ne me connais pas.
— Je crois que je te connais. Tu as bu de mon café dans la tasse ébréchée…
— Dans la nuit, de nouveau, qui nous enveloppe d’un manteau sans étoile...
Il parlait peu, Ottavio, mais il avait de ces phrases... Et le lendemain, donc, Lourenço m’a répondu que je pouvais avoir toute confiance en cet homme. Cela aurait dû me suffire. Hélas, j’avais passé une mauvaise nuit. Trop de café. Trop tard. Je n’étais plus de la même humeur que la veille. Je couvais une sombre méfiance. Le bel Ottavio ne jouait-il pas trop de son pouvoir de séduction?
— Comprends que moi, Lourenço, j'arrive parmi vous. Je vous découvre. Et qu'est-ce que je sais de la vie et des opinions de cet homme?
Je voulais des précisions. Qu’on m’éclaire. La réponse de Lourenço a été cinglante. Il a dit:
— Nous ne savons pas les tiennes. Seulement que tu n’as plus celles que tu défendais il y a quelques années encore, à l’époque où nous lisions des interviews de toi dans Le Monde diplomatique. Ici, personne ne parle de politique. Il se peut que nous en fassions, mais sans le dire. Entre nous, il n’en est pas question.
Que pouvais-je répondre? J'avais fait confiance, jusque-là, à mes nouveaux amis. Je n'allais pas faire demi-tour, les lâcher maintenant que nous étions en danger. Et Lourenço était le chef.
Le lendemain matin, je me suis rendu à la rue des Roses, une perpendiculaire de l’avenue Cyrille Besset, et j’ai attendu en faisant les cent pas qu’un certain Grégoire Sperius ouvre sa boutique d’horlogerie.
— Celui-ci, m’avait dit Ottavio, est à la fois horloger et musicien de jazz. Il joue de la clarinette et du saxo soprano. Il est connu dans le quartier et sans doute aussi ailleurs mais sous un autre nom. 
Dans mes histoires, il fait souvent nuit, c’est l’hiver, et personne ne recherche la gloire, plutôt l’effacement.
— Le soir, à partir de six heures, m’avait indiqué encore Ottavio, des hommes viennent dans sa boutique pour boire du vin rouge et écouter du jazz. Sa boutique est assez grande pour qu’il y dispose cinq chaises sur lesquelles les visiteurs s’assoient, tandis que deux ou trois autres peuvent s’y glisser encore s'ils restent debout. Ses clients, ou son public, on ne sait pas bien comment il faut dire, ont connu Grégoire à l’époque où il jouait du saxophone dans les bals qui se donnaient sur les places publiques du quartier nord. C’est là qu’il a son atelier et qu’il habite encore. Ils sont restés ses admirateurs. Même s'il y a bien longtemps qu’il ne joue plus que parfois, quelques notes éparses, dans sa boutique. Et même dans sa boutique, il aime mieux faire entendre ses vieux vinyles qu’il essuie soigneusement avant de les faire tourner.
Il avait dit aussi:
— Grégoire distribue les verres, verse le vin puis fait jouer la musique. Tout comme Lourenço fait dans son restaurant. Leurs goûts sont à peu près les mêmes. Au centre desquels, Wayne Shorter et Herbie Hancock. On croirait qu’ils se communiquent l’un à l’autre les programmes de la semaine. Quand il a servi le vin, il retourne à son établi, visse sa loupe à l’œil et se remet au travail. Ils écoutent en silence.
Il avait dit aussi:
— L’été, la porte de la boutique reste ouverte sur la rue et les visiteurs fument à l’intérieur, mais pas l’hiver. Puis il pose sa loupe, va chercher une seconde bouteille dans des caisses qu’il garde derrière son établi. Il l’ouvre avec des gestes lents et remplit à nouveau les verres. Il n’est pas fréquent que des dames se joignent à ces messieurs, mais cela arrive quelquefois. Presque tous ces gens sont aussi vieux que lui, pourtant on remarque parmi eux une étudiante, toujours la même qui, aussitôt assise, sort de son sac un cahier qu’elle pose sur ses genoux. Elle arbore un stylo et se met à écrire. Elle le fait sans hésitation, sans repentir et sans lever la tête. Elle ne parle à personne. Personne ne lui a jamais demandé ce qu’elle écrivait, ni pourquoi elle le faisait ici. Puis, elle ferme son cahier et elle s’en va avec les autres. Nul, à ma connaissance, n’a songé à la suivre.
Il avait dit enfin:
— Diego fait partie de ce public. Pas toujours. Ses apparitions là-bas sont imprévisibles. Mais nous n’avons pas d’autre endroit où le trouver, et nous avons un message urgent à lui faire parvenir. Parle en confiance avec Grégoire Sperius. Il t’aidera.


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