Tendres guerriers, 6

Cynthia Hansel m’a envoyé un message électronique pour me dire qu’elle se trouvait à Nice et qu’elle souhaitait me rencontrer. C’était un jour de grand soleil. L’autobus m’a fait traverser la ville. Je reconnaissais les lieux qui défilaient derrière les vitres. Je suis descendu sur l’avenue du bord de mer. Elle m’avait dit qu’elle m’attendrait sur un banc, devant le jardin Albert 1er. Je l’ai aperçue de loin. Elle regardait la mer.
— J'aurais dû vous prendre en photo, ai-je dit en lui tendant les deux mains.
Elle était jolie. L’âge l’avait marquée mais elle avait évité d’avoir recours à la chirurgie esthétique, ses lèvres n’étaient pas refaites, elle ne portait aucun maquillage, et ses yeux bleus donnaient à son visage une clarté qu’on voit chez des actrices nordiques, dans les films d'Ingmar Bergman, tandis que la veste qu’elle portait, courte, serrée à la taille, venait plutôt d’une boutique de Paris ou de Manhattan.
— Le magazine vous a libérée? ai-je ajouté. Ne me dites pas que c’est pour moi que vous avez fait le voyage.
— Non, je suis venue voir ma mère. J’ai néanmoins un message à vous transmettre, mais nous en parlerons tout à l’heure. Comment allez-vous?
J’ai haussé les épaules. Elle s’était levée du banc à mon arrivée. Tout de suite nous nous sommes mis à marcher, côte à côte, et tout naturellement elle a pris mon bras. Nous étions chaudement couverts. Elle a ajouté.
— J’ai été surprise de vous savoir à Nice. J’avais pensé que vous n’y reviendriez jamais.
Nous avions le soleil en face. Il nous brûlait les yeux. Pourquoi avions-nous choisi cette direction? Peut-être parce qu’elle nous éloignait de la ville. Au bout de la courbe que formait le rivage, nous apercevions l’aéroport.
— Quand nous sommes-nous écrit pour la dernière fois? l’ai-je interrogée.
J’avais du mal à mettre les événements en perspective, à les ranger dans un ordre chronologique crédible et stable. Ils s’inversaient, se déplaçaient sans cesse. Le vent, le froid et la lumière me donnaient le vertige. J’étais content qu’elle se soit accrochée à moi. J'avais peur qu'elle s'envole.
— Quand Livia était au plus mal, m’a-t-elle répondu. J’avais obtenu la commande d’un nouvel entretien. Un long article, peut-être même un livre qui vous serait consacré. Vous m’avez répondu qu’il ne pouvait pas en être question. Et vous m’avez donné quelques détails matériels sur ce que vous viviez alors. Vous m’avez parlé des nuits que vous passiez auprès d’elle. Des ambulanciers qui venaient la chercher pour de nouveaux examens qui la faisaient souffrir. De sa maigreur. J’ai été touchée de votre confiance.
— Je crois que je parlais à tors et à travers avec tout le monde, vous savez. D’ailleurs c’est vous qui me faites revenir en ville. J’habite un faubourg très pauvre, au fond de la vallée, et je ne le quitte pas.
— On dit que vous vous êtes mis au service d’un groupe d’agitateurs politiques. Cela ne m’a guère étonnée.
— J’enseigne la langue, c’est tout ce que je sais faire. Vous non plus, je n’imaginais pas vous rencontrer ici. Votre mère habite à Nice?
— Ma mère finit sa vie dans une institution. Il y a très longtemps qu’elle habite à Nice. Parfois elle me reconnaît, d’autres fois, pas.
— Et votre fille habite-t-elle toujours avec elle?
— Ma fille?
— Oui, votre fille habitait bien chez votre mère?
— Qui vous a jamais parlé de ma fille, Antonin?
Elle s’est arrêtée. Elle a détaché son bras du mien. Nous nous tenons face à face au milieu du large trottoir où les promeneurs sont nombreux et lents, et la plupart âgés comme nous. Elle cligne des yeux, elle penche la tête. J’ai peur d’avoir commis une indiscrétion et qu’elle se fâche.
— J’ai dit une sottise, pardonnez-moi, Cynthia.
— Ce n’est pas une sottise, Antonin. Ma fille habitait bien chez ma mère. C’est elle qui l’a élevée. Mais comment le savez-vous?
— Vous avez dû me le dire, ou quelqu’un d’autre l’a fait.
— Personne ne vous l’a jamais dit, car je ne l’ai jamais dit à personne. Que savez-vous encore?
— Je peux le dire?
— Dites-le, Antonin. Je ne sais pas comment vous pouvez le savoir mais, venant de vous, je peux l’entendre.
— Votre fille souffre de troubles psychiatriques.
— Ma fille souffrait de troubles psychiatriques. Elle était schizophrène. Et elle a mis fin à ses jours il y a neuf ans. Ma mère ne se souvient pas d’elle davantage que de moi. Ou alors, quelquefois, elle me prend pour elle. Regardez-moi, Antonin. Vous lisez dans mes pensées.
J’ai agité la main devant mon front, devant mes yeux. Je voulais dissiper les images qui se formaient dans mon esprit.
— Reprenez mon bras, Cynthia, s’il vous plaît. Dites-moi que vous n’êtes pas fâchée, marchons et parlons d’autre chose.
Nous avons pris le thé derrière la vitre d’un établissement étincelant de verre et d’acier inoxydable. La nuit tombait déjà. Cynthia avait eu le temps de me parler de la proposition qu’un éditeur new-yorkais m’adressait par son intermédiaire.
— Vous écrivez, je vous relis au fur et à mesure. J’annote, je vous suggère des ajouts, des corrections. Quand le livre est terminé, nous le lui envoyons et il le publie. Il propose une avance. Pour nous deux.
— Quel genre de livre attendez-vous de moi?
— Un récit qui porte sur votre vie actuelle, depuis la disparition de Livia. Même à New York, même à Londres, on parle de votre retraite ici. De la délicatesse que vous mettez à vous retirer du jeu. Cela intrigue.
Sans lui répondre, j’ai évoqué en quelques phrases les personnes au milieu desquelles je vivais maintenant. Puis le départ de Rodrigo et Igor. Les craintes que m’inspirait l’attitude de Mirko.
— Vous avez peur pour Carmen.
— J’ai peur pour toute la communauté. Mais oui, plus précisément pour Lourenço, Angelina et Carmen. Sans doute parce qu’ils ont été accueillants à mon égard. Ils m’ont donné le sentiment que je pouvais être utile.
Il faisait tout à fait nuit maintenant. Nous regardions la vitre obscure et c’étaient nos visages qui y apparaissaient. Elle a appuyé doucement le bout de son index sur le dos de ma main et elle a dit:
— Vous savez, j’habite tout près d’ici. C’était l’appartement de ma mère. J’ai changé les peintures, la décoration, tout ce que j’ai pu. J’ai dépensé beaucoup d’argent, mais personne ne veut venir le voir.
— Vous pensez quitter New York?
— J’ai déjà vendu mon studio de New York. Là-bas, j’habite chez une amie. Je pourrais vivre une partie de l’année avec elle, une autre ici.
Elle s’est tue, elle m’a regardé puis elle a ajouté:
— Et je sais faire cuire les spaghettis. La sauce tomate est prête depuis ce matin et j’ai acheté du vin.
Nous avons parcouru cent mètres sur le trottoir des plages. Les mouettes faisaient des taches blanches sur le ciel noir. Des griffures, des traces, comme à la craie. Je craignais un malentendu. Mais si je m’étais retiré du jeu, ce n’était pas pour tout contrôler. Pour interdire le hasard. Je me suis laissé guider. À présent, nous étions tous les deux debout devant la fenêtre de sa chambre. Il était plus de minuit. Nous regardions au loin les pistes de l’aéroport. Nous guettions le moment où, dans la procédure d’atterrissage, les avions semblent suspendus, immobiles au-dessus des pistes, arrêtés entre ciel et terre, puis celui soudain où ils s’affaissent. Lentement, sans heurt, légers comme des plumes, ils viennent toucher le sol, pour aussitôt glisser droit devant, sur la piste rectiligne, face à la mer. Plus près de nous, c’étaient des joggeurs qui filaient d’un lampadaire à l’autre. Nous attendions qu’ils disparaissaient dans l’obscurité de la nuit, avant d’entrer de nouveau dans un halo d’une lumière électrique qui révélait les couleurs de leurs vêtements, de leurs chaussures dont les talons clignotaient à chaque pas qu’ils faisaient, rapides comme le divin Achille. J’ai dit:
— Je ne pensais pas que des gens puissent courir si tard dans la nuit.
— On en voit de moins en moins, au fur et à mesure que la nuit avance, mais il s’en trouve toujours. De plus en plus seuls, de plus en plus frêles, animés par les stridences d’une musique qu’on n’entend pas mais qui remplit leurs oreilles.
Nous avions éteint toutes les lumières dans notre dos. Nos mains, appuyées sur la vitre se touchaient presque. Il y a eu un silence, puis j’ai dit:
— J’ai peur de la montagne.
Depuis le début de notre rencontre, je parlais sans réfléchir. Les mots sortaient de ma bouche et je les écoutais avec surprise. De nouveau, je me suis tu. Cynthia ne m’a pas interrogé. Il fallait attendre que d’autres phrases se forment. Et elle a attendu. J’ai dit encore:
— Je me vois, la nuit, dans la montagne avec Carmen. Je ne sais pas pourquoi nous sommes là, ni de quelle montagne il s’agit, mais je sais que nous sommes poursuivis et que nous devons marcher. Que nous devons grimper par un sentier étroit, en pente raide. Je ne suis pas certain que nous soyons seuls, il me semble qu’il y a une ombre qui nous précède et nous entraîne, mais je la distingue à peine. J’ai peur de la reconnaître. Ou peur au contraire que ce ne soit pas elle, ou qu’elle s’efface. À un moment, elle s’arrête, elle s’adosse à un rocher, elle se tourne vers nous et nous crie que le col n’est plus très éloigné, que surtout il ne faut pas s’arrêter, juste encore quelques centaines de mètres et nous serons hors de danger. Mais Carmen est épuisée. Elle soutient son ventre d’une main et de l’autre elle s’accroche à la mienne. Je la tire. Ensuite, je ne sais plus.


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