Tendres guerriers, 3

J’étais là-bas depuis plusieurs jours, peut-être deux semaines. J’y étais heureux. Que faisais-je de mon temps? Un cirque s’était installé devant le restaurant. Il apportait des clients à nos amis aubergistes mais dérangeait un peu notre tranquillité. Des cars entiers d’élèves venus de toutes les écoles de la ville. Des familles sortant, le soir, de grosses voitures, avec des pères qui fumaient le cigare et des mères couvertes de fourrures. Nous les regardions de loin. J’aimais néanmoins entendre, la nuit, les bâillements des fauves qui rêvaient, et le matin j’allais bavarder avec les palefreniers qui les nourrissaient à travers les barreaux de leurs cages.
Je ne voulais pas aller jusqu'à la ville que j’avais traversée en voiture, quand Rodrigo et Igor étaient venus me chercher à la gare. À un moment ou un autre, il faudrait que j’y retourne, je savais qu’elle m’attendait. Mais ce moment n'était pas venu.
Un jour, j’ai voulu marcher jusqu’à la colline du monastère. Je la voyais au soleil, sur l’autre rive du fleuve. Un soleil d’hiver, jaune comme un citron ou un bouquet de mimosa. J’ai laissé mes élèves apprendre sans moi, j’ai demandé à Angelina de me préparer un sandwich et je suis parti.
Dans le froid du matin, j’ai traversé le fleuve. Son lit était large, fait de galets et de roseaux parmi lesquels coulait un filet d’eau dont on savait qu’il pouvait grossir démesurément en quelques minutes, à cause de la fonte des neiges ou quand un orage éclatait dans la montagne. Un homme y marchait avec un chien. Ses jambes étaient longues, il ne pesait pas sur le sol. À leur approche se levaient des oiseaux. Je me suis dit qu’ils devaient habiter ici, le chien et lui, dans l’un de ces grands immeubles sans charme bâtis sur le quai; que, les nuits d’orage, ils devaient se tenir debout, tous deux, sur le balcon, à regarder les eaux qui gonflaient sous la pluie, noyant les bouquets de roseaux, charriant des arbres entiers descendus de la montagne. Ce sont des spectacles dont on ne lasse pas. Qu'on attend, une année après l'autre. L’homme et le chien ne disaient rien mais ils étaient amis. 
Je savais aussi qu'en certaines périodes de l'année, des Gitans installaient leur roulotte sur les galets, qu’ils détachaient le cheval, allumaient des feux sur lesquels ils faisaient cuire les gibiers qu’ils attrapaient à l’aide de lassos à boules, qu’ils criaient après les enfants, qu’ils jouaient de la guitare et qu’ils chantaient. Cela me paraissait clair comme le jour, mais comment pouvais-je le savoir?
Puis, j’ai gravi la colline en parcourant des rues en escaliers qui tournaient entre des jardins minuscules et des maisons ouvrières qui voulaient ressembler à des villas. Au sommet, l’église du monastère était ouverte. Une fois à l’intérieur, il fallait que les yeux s’habituent à la pénombre pour discerner les personnages peints sur les retables qui l’ornaient et qu’éclairaient à peine de maigres essaims de cierges. Je me suis souvenu d’un mariage dont la cérémonie religieuse avait eu lieu ici. Nous ne voyions les mariés que de loin, puis toute l’assistance était sortie dans le jardin pour faire des photos. Les roses dans les bras de la mariée et partout autour d'elle.
Aujourd’hui, l’église était vide et le jardin aussi, ou presque. En marchant entre les rosiers, en circulant sous les pergolas, j’ai entendu des voix d’hommes. L’un donnait des consignes, tandis que l’autre les répétait comme de crainte de mal comprendre, ou d’oublier. On se laisse rassurer par ces voix. Puis ce fut la silhouette d’un garçon qui tenait un tuyau de caoutchouc et qui arrosait des buissons, des arbustes, en se penchant vers eux avec l'air de vouloir leur parler.
De loin, il s’est tourné vers moi et il m’a souri.
— Oh, Monsieur Antonin, vous êtes revenu, a-t-il dit.
Un sourire qui illuminait son visage. Comme celui d’un enfant.
— Nous nous connaissons? lui ai-je répondu.
— Je suis Gabriel. Vous ne vous souvenez pas de moi parce que j’étais petit.
— Oh, si, je crois que je me souviens, mais à peine. Où nous sommes-nous rencontrés?
— Ici. À l’époque, j’étais apprenti. Maintenant je suis un vrai jardinier de la ville. On me paye, vous savez?
— Gabriel, oui, c’est merveilleux. Mais aide-moi à me souvenir.
— Vous vous asseyiez sur ce banc et vous lisiez un gros livre, pendant des heures. Même quand il faisait froidVous me montriez le titre. Je m'en souviens. C’était Crime et Châtiment.
— Nous bavardions tout de même un peu?
— Oui. Vous cherchiez à comprendre en quoi consistait mon travail, quels étaient les vrais besoins des plantes, vous vouliez que je vous dise leurs noms. Parfois, je savais. D’autres fois, j’en étais incapable. Mon maître d’apprentissage nous surveillait de loin, parce qu’il avait peur que vous cherchiez à me séduire. Mais après, il est venu vous parler et vous êtes devenus amis. Parfois, il s’asseyait sur le banc et, lui aussi, il jouait avec vous une partie d’échecs.
— Parce que nous jouions aux échecs? Oui, c’est vrai, maintenant je me souviens.
— C’est vous qui m’avez appris. Vous apportiez avec vous, dans un filet à provisions, un joli échiquier en bois. Vous le posiez sur ce banc et je venais m’y asseoir. Après qu’il vous avait parlé, mon maître d’apprentissage était content que je me sois fait un ami. Et, un jour, vous m’avez donné l’échiquier. Je veux dire que vous m’en avez fait cadeau. Vous m’avez dit que vous veniez ici pour la dernière fois. Que vous quittiez la ville. Vous étiez malheureux, vous pleuriez. Je ne savais pas vous consoler. Je vous ai regardé pleurer sans vous demander pourquoi. Plus tard, mon maître d’apprentissage m’a dit que j’aurais dû le faire.
— Oui, bien sûr. Maintenant je me souviens. Et, cet échiquier, tu l’as gardé?
— Il est chez moi. Si vous voulez, je l’apporte demain, et on fait une partie.
— Demain, non, je ne pourrai pas revenir, après-demain non plus. Mais oui, volontiers. Il faudra que nous prenions rendez-vous. Tu as un téléphone?
— Non, je n’ai pas de téléphone. J’en avais un, je l’ai jeté. Mais demain, j’apporte l’échiquier et je le laisse ici, avec mes outils. Personne ne me le volera. Et la prochaine fois que vous venez, j’arrête mon travail et nous faisons une partie.


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