Tendres guerriers, 15

Après Sospel, nous avons rejoint la vallée de la Roya, toujours en direction du col de Tende qui marque la frontière avec l’Italie. Carmen ne parvenait pas à joindre Rodrigo, mais Samson restait en contact avec nous et il nous servait de guide. Selon lui, Mirko nous suivait, ainsi qu’un hélicoptère de combat aux couleurs de la milice. Rodrigo et Igor en étaient informés, mais ils nous demandaient de ne pas changer de route.
La vallée de la Roya est étroite, resserrée entre des parois rocheuses, si bien qu’en remontant son cours nous n’avions pas le sentiment de nous élever vers le ciel, mais plutôt de nous enfoncer dans des cavernes. Et tant que nous avons été au fond du gouffre, l’hélicoptère nous a suivi de haut, si bien que nous n’étions avertis de sa présence que par les signalements de Samson, qui lui-même le suivait au radar. Mais ensuite, la vallée s’est élargie et nos poursuivants ne se sont plus cachés. Leur engin bourdonnait au-dessus du toit de notre voiture comme un gigantesque insecte métallique, et même, il avait l’insolence de nous ouvrir la voie.
L’engin filait à quelques mètres à peine au-dessus du sol, il se balançait au gré des virages et projetait la clarté de ses phares, beaucoup plus puissants que les nôtres, sur une large portion de route. Puis, soudain, à l’approche d’un tunnel à l’entrée duquel nous espérions qu’il irait se fracasser, se déglinguer et voler en éclats, il prenait de l’altitude. À une vitesse vertigineuse, il remontait dans les nuages qui dessinaient des traînées blanches dans le ciel noir; il virevoltait à loisir hors de notre vue, et hélas, deux cent mètres plus loin, nous le retrouvions devant nous.
Ce ballet mettait nos nerfs à vif. Nous étions comme le chat qu’on fait danser en lui montrant un brin de laine. Et il est vrai qu’il m’était de plus en plus difficile de rester concentré. De ne pas hurler, de ne pas taper des deux poings sur le volant, ce que j’aurais fait si je n’avais pas eu Carmen à côté de moi, et si je n’avais pas su la présence d’un bébé dans son ventre. 
Qu’est-ce qui a fait qu’à un moment, nous avons bifurqué? Le col n’était plus qu’à un kilomètre ou deux, où il était convenu que Rodrigo et Igor seraient à nous attendre. Mais soudain nous avons aperçu les toits d’un hameau.
Au sortir d’un virage, une piste étroite s’échappait dans sa direction, avec la même prestesse qu’un petit animal. Sans hésiter, j’ai éteint les phares et lancé la voiture sur ce ruban de terre que je distinguais à peine, blanc sous les rayons de lune. Une voix me disait:
— Il y a une église abandonnée. Tu vas apercevoir une église abandonnée. Arrête la voiture derrière l’église et partez à pied sur un sentier marqué de loin en loin par des traces de peinture dessinées sur le sol.
J’écoutais la voix. Et c’est ainsi que nous avons fait. Le hameau était plus obscur que la nuit. Pas un chien pour aboyer. Pas une persienne qui claque. Pas une chauve-souris pour s’agripper dans nos cheveux. Juste une fontaine dont le murmure se faisait entendre sous un tilleul et, en face d’elle, la masse sombre d’une chapelle abandonnée. 
Vite, nos anoraks, les téléphones, pour moi le sac à dos. Nous avons quitté la voiture. Nous avons trouvé une croix peinte en rouge sur une pierre blanche qui marquait le début du sentier et, sur la crête, au-dessus de nous, je montrais à Carmen des lueurs électriques qui, par instants, formaient un arc-en-ciel. Rodrigo et Igor étaient là. Et ils nous faisaient signe.
Mais ces lueurs se sont bientôt éteintes. Après quelques pas, je ne trouvais plus de marques de peinture sur le sol. L’ascension s’avérait épuisante et nous étions perdus dans une nuit sans lune où il nous était à peine possible de nous voir, l’un l’autre. Nous avions le sentiment d’évoluer au milieu de décombres. La colère, la tristesse de la montagne étaient les mêmes qu’au premier jour. Les cailloux aigus basculaient sous nos pieds et tordaient nos chevilles. Nos pieds dérapaient. Carmen s’essoufflait. D’une main, elle tenait son ventre. De l’autre, elle s’accrochait à la mienne.
— Je n’en peux plus, murmurait-elle. Antonin, je t’assure, je vais accoucher ici!
Elle s’arrête, s’assied sur un rocher. Je la laisse respirer. Je cherche dans quelle direction il nous faudra repartir. Et c’est alors que j’aperçois, à quelques pas au-dessus de nous, une ombre qui bouge. Je regarde mieux. Une silhouette se profile et c’est celle, semble-t-il, d’une personne qui me souffle:
— Pssit, pssit, par ici, vous êtes presque arrivés.
Je me tourne vers Carmen mais je comprends que celle-ci n’a rien vu ni entendu. Cette présence n’est que pour moi. Alors, je lui réponds: 
— Livia, c’est toi?
— Oui, bien sûr, que c’est moi. Qui d’autre voudrais-tu que ce soit? Mais vous n’avez plus une minute à perdre. Rodrigo et Igor vous attendent, ils sont prêts à s’envoler, et ils doivent le faire juste avant le premier rayon du soleil. Mets le bras de cette petite autour de ton cou, prends sa taille, accroche sa ceinture, et porte-la comme une enfant qu’elle est. Il suffit de me suivre.


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