Tendres guerriers, 5

Le soir, nous nous sommes retrouvés au Restaurant des Amis. Cette fois, nous n’étions plus quatre mais six. Carmen était de la partie, ainsi qu’un certain Mirko que je découvrais. Celui-ci était assis en face d’Igor et les deux hommes ne se lâchaient pas des yeux. De haute stature, l’un et l’autre, le visage et le crâne rasés, on eut dit deux jumeaux prêts à se sauter à la gorge. Sans un mot ni un geste, ils se défiaient. Rodrigo était assis en face de Lourenço. Il s’est adressé à moi, mais son regard ne restait pas fixé sur moi. Il dévisageait chacun de nous à tour de rôle. Il a dit:
— Carmen t’a parlé. Nous partons tout à l’heure, Igor et moi, avec trois hommes. Nous serons absents deux semaines, peut-être trois. Pendant cette période, Lourenço commande la Brigade, comme il l’a toujours fait. Il sait comment communiquer avec moi s’il le faut. Mirko prend en charge le service de sécurité à la place d’Igor. Carmen continue dans son rôle, elle s’occupe des réfugiés pour tout ce qui concerne les questions sanitaires et sociales. Elle habite avec eux. Elle ne les lâche pas. Quant à toi, tu enseignes, au rythme et de la manière que tu le souhaites. Tu es le patron dans ta classe. Est-ce clair pour tout le monde?
Chacun hochait la tête. Puis, tout de suite, Mirko a lancé:
— Et les drones de sécurité, qui les commande?
— Toujours Samson, tu le sais. Depuis la ville.
— Qui est Samson? 
Mirko s’adressait à Rodrigo mais sans cesser de regarder Igor. Les deux hommes ne touchaient pas à leurs assiettes où refroidissait un sauté d’agneau, et ils ne buvaient pas. La mâchoire crispée, ils avaient les mains sous la table, et on s’attendait à ce qu’en d’un instant à l’autre, ils sortent un couteau. Rodrigo était visiblement agacé par la question. 
— Nous en avons déjà parlé. Tu m’as déjà posé la question. Lourenço sait qui est Samson. Et Samson connaît Lourenço. Nous en resterons là.
— Et Igor le sait aussi. Mais moi je l’ignore. Tu me le caches. Tu ne me fais pas confiance, Lourenço non plus.
— Tu entraines les hommes. C’est ton métier. Eux ont confiance en toi. Igor me suit dans les missions, partout où je vais. Il participe aux négociations. Ce n’est pas le même rôle. Il pourrait me remplacer.
— Pourquoi Antonin est-il assis à cette table, avec nous? C’est un professeur, pas un membre de la Brigade. Il n’est pas comme nous. Lui, il a un nom.
— Parce que c’est un ami.
— L’ami de qui?
— Le mien.
— À ton retour, je partirai, Rodrigo. Je n’ai plus ma place ici.
— Je te confie la sécurité de notre groupe, Mirko. Dis-moi si tu l’acceptes. Si j'ai ta parole. Sinon, Igor restera.
— Je l’accepte.
— Je t’entends, devant les autres, et je te remercie.
Alors, Mirko s’est levé, il a repoussé sa chaise, et il est parti. Un peu plus tard, nous fumions dehors, devant la porte du restaurant qui restait éclairé. Lourenço était monté à sa chambre. Il paraissait fatigué, préoccupé. Carmen s’est rapprochée de Rodrigo. Il a posé la main sur sa tête. Il a ébouriffé ses cheveux. Ils se sont souri. Ils se sont embrassés. Angelina est venue nous rejoindre. Elle se tenait à distance d’Igor, ils ne se parlaient pas, ils ne se regardaient pas, mais soudain j’ai compris qu’ils étaient amants. 
On voyait sous la lune le chapiteau du cirque. Ce soir-là, il n’y avait pas de représentation. La route était déserte. Puis une voiture est descendue de la montagne. Elle roulait tout droit vers la ville, comme aspirée par la lumière jaune de ses phares. Son toit était couvert de neige et un drone la suivait. En quoi consistait le rôle d’ami que m’assignait Rodrigo? Je comprenais qu’il faudrait que je veille sur Carmen. Je n’avais pas peur, mais j’étais un survivant, presque un fantôme, et je craignais de m’effacer soudain, que mon apparence se dissipe aux premiers coups de feu, aux premiers cris, sans que je sois capable de défendre personne.
Lorsque je descendais de l’hôpital, la nuit, par les chemins en escaliers qui me conduisaient jusqu’au fleuve, sur la rive duquel j’avais une chance d’attraper le dernier autobus, je pensais être arrivé au bout. Que je mourrais bientôt après elle. Que je n’étais plus là que pour l’enterrer. Et voilà que cinq années étaient passées. Je vivais une vie qui n’était pas sans délices, parce que le froid de la nuit n'est pas sans délices, mais cette vie n’avait pas de sens. Eux menaient un combat, moi non. Eux étaient des guerriers, moi pas. La pluie et la neige m’étaient aussi agréables que le soleil. La nuit m’était aussi agréable que le jour. J’avais un infini plaisir à vivre comme demain, dans une heure, j’aurais un infini plaisir à mourir. Pour moi, la victoire comme l’échec m’étaient indifférents. Mais je ne doutais plus que Carmen fût enceinte. Peut-être ne le savait-elle pas encore, ni bien sûr Rodrigo. Mais Rodrigo m’avait choisi, il était allé me chercher où j’étais (même s’il me croyait aux États-Unis, alors que j’étais à Paris, du côté de la rue Caulaincourt), et il m’avait accueilli dans sa communauté de tendres guerriers. Tandis que Carmen avait frappé à ma porte et elle m’avait parlé. Alors, oui, il faudrait que je veille sur elle.


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