Tendres guerriers, 11

Mes cours de langue ont repris, chacun faisait de son mieux pour donner le change, mais l’ambiance n’était plus à l’étude. Nous étions dans une attente qui faisait alterner les moments d’insouciance et les moments de peur. Lourenço était redevenu le seul chef de la tribu. Nous savions qu’il était en contact avec Rodrigo et Igor, mais il n’en parlait pas et personne n’osait lui poser de question. Chaque soir, je dînais avec lui, en compagnie d’Angela et de Carmen. À un moment ou un autre, il fallait qu'il aille farfouiller derrière le comptoir où était installée une vieille chaîne HiFi, et il passait de vieux disques de jazz. Le volume très bas, sans rien dire. Je me souviens de The Sorcerer, de Miles Davis (1967). Le reste du temps, nous priions pour lui, pour que le ciel l’éclaire dans ses choix, qu’il l’aide à assumer la responsabilité qui pesait sur ses épaules. Et c’est dans les marges, durant cette période de quelques semaines, que j’ai vécu trois minuscules aventures que je veux relater.
La première concerne une inconnue. C’était un dimanche matin, je m’étais retrouvé à errer dans le quartier de Saint-Roch. Il faisait froid. Un peu avant midi, j’ai traversé une petite place déserte entre des immeubles bas, derrière le campus Saint Jean d’Angely, et soudain j’ai vu venir à ma rencontre une jeune femme qui portait une de ces boîtes en carton blanc dans lesquelles les pâtissiers rangent les gâteaux à la crème que vous avez choisis en vous inclinant pour mieux les voir dans leurs scintillantes vitrines: une boîte plate autour de laquelle les mains de la vendeuse avaient fait courir un mince ruban doré, qui formait sur le dessus un nœud coquet dans la boucle duquel la jeune dame avait glissé deux doigts, la tenant ainsi suspendue et la laissant se balancer, avec sur le visage un air content, rêveur, un peu distrait, tandis qu’elle marchait à pas rapides, sanglée dans un manteau épais, fermé par une ceinture de la même étoffe bleu marine, qu’on noue d’un seul geste sans avoir besoin de commander à ses doigts. Et nos regards se sont croisés, et tout de suite j’ai songé qu’elle allait déjeuner chez ses parents qui, pour la circonstance, avaient dû prévoir quelque plat de raviolis à la daube. Les raviolis, on ne les fait pas cuire à l’avance, on attend le dernier moment, et l’eau bouillait déjà. Ils l’attendaient avec un peu d’impatience, en regardant l’heure que leur indiquait une horloge murale ou quelque vieux réveil mécanique posé sur un buffet, non sans que le père se soit déjà servi un pastis ou deux et qu’il ait allumé une cigarette qu’il fumait lentement, maintenant, les yeux mi-clos. Par jour, il n’avait pas le droit d’en fumer plus de quatre. J’ai failli me retourner sur elle mais je ne l’ai pas fait, et ses pas se sont éloignés, elle a dû quitter la place en même temps que moi, mais dans le sens opposé.
Puis, dans une rue adjacente, j’ai vu la pâtisserie ouverte où elle avait dû acheter ses gâteaux. À peine plus loin, je suis arrivé sur la place du marché où il y avait un peu d’animation. J’en ai parcouru les allées. Je suis entré à l’église où j’étais seul. Enfin, je me suis installé à la terrasse d’un restaurant, qui était fermée par des bâches de plastique transparent et chauffée par des radiateurs électriques. J’ai déjeuné un peu trop copieusement et bu du vin. Le ciel de nouveau s’est couvert, mais je n’avais pas à hésiter. Je suis monté dans le tramway et celui-ci m’a fait traverser la ville entière, jusqu’au point d’en sortir le long du bord de mer. Et on pouvait se demander pourquoi il circulait en ce dimanche après-midi d’hiver, car j’étais presque seul passager.
Parfois, une personne montait mais elle redescendait dès l’arrêt suivant, l’air un peu inquiet de m’avoir surpris là debout alors que j’avais autour de moi des dizaines de places où m’asseoir, de s’être trouvée seule en ma compagnie, et comme si elle avait pu deviner que, quant à moi, je me rendais au cimetière. Car c’était bien le cas.
Je suis descendu à la station Ferber et j’ai poursuivi mon chemin à pied, en soufflant un peu. Le cimetière de Caucade se trouve au sommet d’une colline, son ciel balayé par de grands cyprès qui peignent les nuages, qui les attirent et les repoussent, qui ne manquent pas d’air et font que vous n’en manquez pas non plus. Un espace tellement grand que vous n’apercevez jamais que des silhouettes de personnes, pour la plupart pliées en deux, qui sont occupées à remplir des arrosoirs, comme si l’eau du ciel pouvait ne pas suffire, ou à redresser des pots de fleurs que le vent a renversés et qu’il renversera de nouveau à peine se seront-elles éloignées.
Je n’ai eu aucun mal à retrouver la tombe, je me suis assis sur un banc qui m'attendait, là devant, et j’ai été heureux de m'y asseoir. Il n’y a pas un endroit au monde où je serais plus heureux de me trouver, me suis-je dit, et mon conditionnel s’entendait aussi bien comme un futur de l’indicatif, puisqu’il est convenu que c’est là qu’on m’enterrera un jour, près d’elle, à mon tour.
Je lui ai demandé si elle avait froid mais je me doutais bien que non, moi un peu, et j’ai ressorti de ma poche le petit carnet sur lequel j’avais noté, en passant, certains des noms inscrits sur les tombes, et qui étaient tous plus beaux les uns que les autres, je voulais les lui lire. Mais voilà que j’ai repensé à la jeune femme rencontrée le matin avec sa boîte à gâteaux, et je me suis dit que celle-ci, bien sûr, avait deux enfants, plus précisément deux fillettes, la plus grande s’appelait Hortense et la plus petite, Louise. Et c’est à partir de là que les choses se sont compliquées, éclairées et compliquées à la fois. Car, si elle avait deux fillettes, ce qui paraissait acquis, et si celles-ci n’étaient pas avec elle, c’est qu’elles se trouvaient avec leur père, et que celui-ci les avait déjà conduites chez ses parents, où la jeune mère se hâtait (quand je l’ai vue) de les rejoindre. Mais alors, était-ce bien chez ses parents à elle qu’il les avait conduites, ou bien plutôt chez ses parents à lui?
Une fois la question posée, la réponse allait de soi. Si ce jeune père était parti devant avec ses filles, c’était (il n’en fallait pas douter) parce qu’il se rendait chez ses propres parents, où sans doute il avait promis de consacrer une heure à leur service avant le repas dominical (on se souvient des raviolis dont l’eau bouillait déjà), heure durant laquelle il remplacerait une ampoule, réparerait un robinet qui fuyait, vérifierait les relevés de leur compte bancaire (“Mais qu’est-ce que c’est que cette petite somme qu’on vous prélève tous les mois ? — Ça, c’est son abonnement à L’Humanité. Il y a longtemps qu’il ne le lit plus, mais ça ne fait rien, il ne veut pas qu’ils le sachent”), et c’était donc bien plutôt chez ses beaux-parents que se rendait celle dont j'avais croisé le chemin, et du coup était-il bien sûr qu’elle s’y rendît la paix dans l’âme?
Soudain j’avais un doute. Soudain, le sourire que j’avais vu sur son visage m’apparaissait autrement que le matin. Comme un peu craintif et timide. Comme celui d’une enfant qui va passer un examen de piano au conservatoire de musique. Car ces gens l’aimaient-ils? Je n’en étais pas certain. J’en doutais fortement. Ils avaient préféré la précédente compagne de leur fils, qui était de leur milieu, qui avait les mêmes idées politiques, et malgré les années ils ne s’étaient jamais bien habitués à celle-ci, qui parlait peu, qui mangeait à peine, qui s’offrait des vêtements hors de prix (on a vu le manteau), et ils le lui faisaient sentir.
Tout cela défilait dans ma tête alors que je me trouvais assis devant la tombe de Livia, et je sentais bien que nous le pensions ensemble, que ce raisonnement que je me faisais était le fruit d’un dialogue. Et maintenant Livia me pressait. Je l’entendais me dire dans le vent froid du soir:
— Tu dois retourner là-bas, à Saint-Roch. Je suis certaine que cette jeune femme a besoin de toi, de ta présence, de ta proximité au moins. Plante-toi devant la maison, dans l’encadrement de la porte s’il pleut, et aide-là. Pense à elle, pense à nous, comme c’était difficile. Cette solitude dans laquelle nous nous trouvions, dans laquelle nous avons toujours vécu. Ces mauvais regards sur nous. Tu te souviens de la chanson: "Autour d’elle et moi le silence se fait… Mais elle est…" Allons, ne tarde plus. Bouge-toi!
J’ai alors pris le tramway de retour vers Saint Roch. Il y avait toujours aussi peu de passagers à bord. De même qu’à l’aller, je restais debout pour mieux voir les rues désertes que nous parcourions dans la nuit, y apportant en passant un peu de clarté et de bruit, de doux brinquebalement, de son de cloche.
Je ne savais plus bien si je me trouvais dans un pays lointain ou dans la ville familière où Livia avait grandi, où elle avait voulu revenir quand le diagnostic de sa maladie était tombé et où enfin, deux ans plus tard, elle était morte.
Ensuite j’ai marché jusqu’à retrouver la petite place où, le matin, j’avais croisé la jeune femme en manteau bleu. Ainsi, je me rapprochais d’elle. Je me disais que je m’étais rapproché d’elle autant que je le pouvais. Je me suis engagé dans la rue qu’elle avait dû emprunter derrière moi, au sortir de la place. Le vide m’égarait. Je ne pouvais pas espérer faire mieux ni davantage. Pourtant, à un moment, j’ai vu de la lumière à deux fenêtres d’un premier étage et je me suis dis que, bien sûr, elle se trouvait dans cet appartement.
Des voilages blancs flottaient sur les vitres entrouvertes, empêchant qu’on voie, derrière eux, autre chose que des silhouettes déformées par les plis qu’ils faisaient, mais je ne doutais pas que ce fût là. Elle ne tarderait pas à ressortir de cette maison avec son mari et leurs deux fillettes. Après le repas de midi, ils s’étaient attardés autant qu’ils avaient pu en compagnie des grands parents, mais maintenant il fallait qu’ils rentrent, qu’ils regagnent leur propre maison pour donner leur bain aux petites, pour aider la plus grande à apprendre une récitation et boucler son cartable, pour les faire dîner d’un peu de semoule au lait ou de vermicelles, et les coucher enfin. Demain il y aurait école et elles retrouveraient leurs camarades. Et quant aux grands-parents, leur cuisine était propre, la vaisselle essuyée et rangée, ils n’auraient plus qu’à faire chauffer un bol de soupe, pour y tremper des biscottes, et allumer la télévision.
Je voyais les silhouettes bouger derrière les rideaux blancs, et je me disais que ce dernier moment de la journée était le plus dangereux. La fatigue, l’album de photos qu’on ouvre sur ses genoux, un coup de téléphone qu’on reçoit (mais de qui, au juste?), une phrase mal comprise, la moindre incartade commise par l’une des deux enfants, une erreur malencontreuse qu’on fait sur un prénom, tout pouvait donner prétexte à ces disputes terribles qui tiennent en un geste d’agacement, une mimique, un battement de cils, et dont on sort brisé.
N’importe quel hasard pouvait faire qu’en un instant la plus jeune des deux mères se sente critiquée, niée, exclue par la plus vieille, et que le rouge lui monte aux joues, et qu’ensuite elle jure de ne jamais plus remettre les pieds dans cette maison, qu’elle dise à son mari:
— Tu iras seul désormais!
Enfin, elle est sortie, et elle était souriante. Elle marchait fièrement, des clés de voiture pendues au bout des doigts, de la même manière que, le matin, elle avait porté la boîte de gâteaux.  Son mari venait derrière avec les deux fillettes accrochées à ses mains, qui se rapprochaient pour se chamailler, qu’il séparait en tendant les bras.
Je me tenais dans le renfoncement d’une porte, sur le trottoir opposé. Elle m’a vue, elle s’est approchée de moi.
— Vous m’attendiez?" a-t-elle dit d’une voix douce, et il n'était pas certain que ce fût une question. "Mais il fait froid ici, a-t-elle ajouté. Vous allez vous enrhumer."
Et, en effet, j’ai éternué. J’ai ri en haussant les épaules. Elle s’était arrêtée devant moi. Elle s’est retournée vers ceux qui la suivaient.
— Laquelle est Louise? lui ai-je demandé.
— Celle de gauche. C’est la plus grande.
— Ah, je croyais que l’aînée était Hortense.
— Vous ne vous êtes pas trompé de beaucoup. Elles n’ont qu’un an d’écart.
Les autres nous regardaient depuis le milieu de la place, à deux ou trois mètres à peine, sans oser s’approcher. Les fillettes ne se disputaient plus. Il y a eu un instant d’arrêt, de silence. Puis j’ai dit tout bas:
— Ne les faites pas attendre!
La jeune femme m’a souri une fois encore et je me suis éloigné le premier, en leur tournant le dos.
— Tu connais ce monsieur? ai-je entendu derrière moi.
— Un peu, je t’expliquerai.


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