Le maître de piano, 8

Mais je l’ai appelé dès le lendemain. Il y avait un point de son récit sur lequel je voulais revenir. 
— Vous m’avez bien dit, Sylvestre, que la jeune lituanienne se trouvait à Altrosogno le matin du samedi?
— En effet. 
Je me trompais où il y avait du rire dans sa voix? J’ai poursuivi:
— Or, l’assassinat a été commis fort tard dans la nuit suivante. Et, de son point de départ à son point d'arrivée, il n’y a pas deux heures de route. Savons-nous au juste à quelle heure elle a quitté Altrosogno et ce qu’elle a fait dans l’intervalle?
— Comme vous ne m’avez pas posé cette question hier, j’ai craint que vous ne m’appeliez dans la nuit. Je vois que vous avez attendu le matin.
Cette fois, il n’y avait pas de doute. Il se moquait de moi. J’ai répondu:
— Il faut croire que je vieillis, moi aussi!
— Mais non, vous n’avez pas commencé à vieillir, mon cher Edmond. À votre âge, vous ne faites que grandir. En réalité, hier, j’aurais été incapable de vous répondre. Il y avait des jours que cette question me trottait dans la tête. Je viens d’apprendre qu’une autre pensionnaire de l’auberge, une autre élève de Domenico Gripari, s’est soudain souvenu que Jolanta Kreivytè lui avait parlé d’une école d’escalade. Jolanta lui a dit qu’elle allait retrouver une amie qui tient une école d’escalade quelque part sur la commune de Brione-Gerra.
— En cette saison, les écoles d’escalade sont fermées, non?
— De fait, le téléphone ne répond pas. Nos collègues ne devraient pas tarder à identifier les responsables et à les joindre. Nous sommes toujours d’accord pour vendredi chez vous?
— Chez Lucy. Où je ne suis moi-même qu’un invité. Mais oui, c’est d’accord.

Sylvestre est arrivé avec trois pochettes transparentes. Elles avaient été préparées par des agents de son service. Il n’avait pas eu le temps de beaucoup les regarder. Pendant tout le repas, nous nous sommes passés ces documents, de la main à la main, au-dessus de la table et des plats qui y étaient servis. Lucy était assise sur ses talons. Très authentiquement assise sur ses talons. Sylvestre et moi étions assis en tailleur. Sylvestre se débrouillait mal avec les baguettes. Il eut droit à une fourchette. Chacune des pochettes contenait tout ce qu’il avait été possible de récolter sur chacune des trois victimes. J’ai demandé à Sylvestre s’il m’autorisait à scanner les notices biographiques. Il m’a répondu que oui d’un hochement de tête (il mâchait alors). Avec mon téléphone, j’ai fait cela très vite. Si bien que je peux à présent les reproduire ici. 

Victime n° 1, Marie-Hélène Garnier, née en 1978. Elle habite Bordeaux. Elle est élève du conservatoire en classe de danse depuis l'âge de cinq ans. Elle se préparait à une carrière professionnelle quand un accident à la cheville l’oblige à y renoncer. Elle se souvient qu’elle a étudié le piano, qu’elle a abandonné pour la danse. Elle pourrait s’y remettre. Ses parents ont entendu parler de Domenico Gripari, elle accepte de prendre des cours avec lui, mais d’abord elle voyagera en Italie. Elle part seule. Rome, Naples, Palerme. À Palerme, elle rencontre un jeune italien. Ils ont une liaison. Il la présente à sa famille. Ils se promènent sur l’île, montés sur une Vespa. Ils se baignent, mangent des poissons grillés, boivent du vin, chantent et parlent avec les mains, s’attardent la nuit sur des terrasses. Puis, pour une raison qu'on ignore, ils se séparent. Elle se dirige alors vers le nord, vers la montagne, à la frontière de la Suisse. Dolomites, Haute Engadine, Grisons. Mais l’agenda de Domenico Gripari ne prévoit pas qu’il puisse la recevoir avant trois semaines. Là, elle annonce à ses parents qu’elle a trouvé une école d'escalade, qu’elle s’y exerce chaque jour et qu’elle est très heureuse. Son stage chez Gripari débute à la mi-septembre. Le 14 octobre, au petit matin, elle est retrouvée morte, étranglée, dans une rue d’Altrosogno. Elle venait d'avoir dix-huit ans.

Victime n° 2, Dolorès Ortiz, née en 1979. Originaire de Buenos Aires, il y a quatre ans déjà qu’elle vit en Europe, où elle se déplace sans projet apparent. Ses parents sont riches (son père est banquier) et ils ne semblent pas l’avoir en grande estime. Aux journalistes qui les interrogent, ils parlent d’elle comme d’une personne fantasque, asociale, voire un peu déséquilibrée. On a le sentiment qu’ils n’étaient pas pressés de la voir revenir auprès d’eux. Au cours de ces quatre années, elle habite successivement à Paris, Cracovie, Prague et Berlin. Chaque fois, elle est prise dans des histoires d’amours passionnées, compliquées, destructrices. Ses amantes ont été identifiées et interrogées. Elles s’expriment volontiers sans rien livrer qui éclaire la suite. À Prague, elle entreprend une psychanalyse. C’est à Berlin qu’elle reste le plus longtemps, en couple avec une femme plus âgée, professeur de philosophie qui, depuis, a publié un court roman parmi les personnages duquel il est tentant de reconnaître celui de Dolorès. Celle-ci alterne les médicaments, les drogues et l’alcool. Pour la guérir de ces addictions, on l’incite à écouter de la musique, courir et danser. Toujours à Berlin, elle reprend l’étude du piano qu’elle avait beaucoup pratiqué durant son enfance et son adolescences argentines, puis qu’elle avait abandonné à son arrivée en Europe; et c’est le piano qui la conduit en fin de compte à Altrosogno où elle passe plus de six mois auprès de Domenico Gripari, avant de connaître la mort dans les mêmes conditions que Marie-Hélène huit ans auparavant. Dans la même rue du village, au début d’une nuit d’hiver où les pavés sont luisants de pluie. Les habitués de l’auberge se souviennent d’elle comme d’une personne belle, imposante, mais les photos n’en montrent pas moins un visage marqué par le souffrance et les excès. C’est Sylvestre Maurin, cette fois, qui est chargé de l'enquête. On a choisi un as de la police (un fin limier) en raison de la haute réputation du principal suspect. On lui demande de marcher sur des œufs. Sylvestre rencontre Gripari. Il sort de cet entretien en ne doutant guère que c’est lui le coupable, mais de là à le prouver! 

Ici, une interruption. Lucy dit: 
— Avec deux meurtres, nous n'entrons pas encore dans la définition généralement admise du tueur en série. En outre, le tueur en série, n’entretient aucun lien personnel avec ses victimes. Tandis qu’ici, si Gripari est le coupable, il a été leur professeur. Il a eu le temps de bien les connaître.
— Exact, répond Sylvestre. Il fait son choix parmi de nombreuses élèves. Qu’ont-elles donc en commun, qui les désigne à la différence des autres? C’est ce qu’il nous faut découvrir. Mais passons à la troisième.

Victime n° 3, Jolanta Kreivytè, née en 1993. Son histoire est la plus simple. Des parents riches, pour elle aussi. Dès l’enfance, à Vilnius, elle se consacre au piano et à la danse. Avec les années, elle privilégie celle-ci. Mais son physique ne correspond pas à celui d’une ballerine. Trop grande, des épaules trop larges. On ne la voit pas danser Giselle. Elle se passionne, en revanche, pour la danse contemporaine. Et, à dix-huit ans, la voilà installée à Wuppertal, en Allemagne du nord, où elle a été admise dans la compagnie de Pina Bausch. Elle y reste quatre années, elle participe à presque tous les spectacles. Enfin, elle explique qu’elle a besoin de repos, de voyager, et voilà que nous la retrouvons à Altrosogno où elle devient l’élève de Domenico Gripari et où elle meurt.

Nous en étions au dessert (gâteaux de riz gluant fourrés à la fraise, saké). Sylvestre se tourne vers moi et dit:
— Et vous, Edmond, qu’avez-vous apporté?
— Pas grand chose, je le crains. Rien en tout cas concernant les victimes. Mais une histoire curieuse, tout de même, à propos de l'école d’escalade.
— Dites toujours. On vous écoute.
— Vous avez sans doute entendu parler du Monte Verita?
— Comme tout le monde, bien sûr. Je ne me souviens pas d'être allé d’Altrosogno au Monte Verita mais il doit être facile de s’y rendre par la route.
— En effet. On y est en moins d’une heure. Mais vous devez savoir aussi que le Monte Verità est un lieu légendaire où se sont inventés des modes de vie alternatifs précurseurs du mouvement hippie.
— Je me trompe où Friedrich Nietzsche y a fait un séjour?
— Vous ne vous trompez pas. Et Mikhaïl Bakounine avant lui. Et beaucoup d’autres après eux.
— On y pratiquait l’amour libre!
— Le nudisme, le végétarisme, le yoga, la danse, l’occultisme… Grosso modo jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Après quoi l’utopie communautaire a servi de prétexte au tourisme de luxe. On y a créé successivement un sanatorium, un hôtel, un centre de séminaires et trois musées; si bien que d’anciens adeptes ont voulu reprendre le projet en renouant avec l’austérité première et, pour le faire, ils se sont déplacés plus loin et plus haut dans la montagne.
— Laissez-moi deviner! Notre école d'escalade tirerait son origine de cette scission?
— Oh, il y a bien longtemps que les prophètes et leurs premiers disciples ont disparu! Mais il semblerait que l’esprit libertaire continue d’y souffler. Que l’antique tradition, ou quelque chose au moins de l'antique tradition, y ait encore sa place!
Sylvestre m'avait écouté avec attention. Il dit: 
— J'évite de me fier à mes intuitions, mais cette histoire me plaît. 
Il était déjà debout quand il a ajouté;
— De notre côté, nous avons réussi à joindre la directrice de l'école. Elle s'appelle Josefa Stefani. Elle confirme que Jolanta était avec elle pendant la plus grande partie du dimanche. Nous devrons donc la rencontrer.


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