Le maître de piano, 10


Lucy était descendue de voiture. Les sommets autour d’elle l’impressionnaient. Le silence dans lequel résonnaient les aboiements d’un chien venu à sa rencontre. Elle se demandait si elle aurait pu vivre là. Une femme est apparue sur le balcon.
— Bonjour, a dit la femme.
— Bonjour, a dit Lucy. Je suis bien au Gai Saber?
— Tout juste, a dit la femme.
— J'étais de passage par ici et on m’a parlé de votre école.
— Vous voulez faire de la grimpette? Ce n’est pas la saison.
— Oh, je pensais aux vacances d’été!
— Vous avez raison d’y penser. L'été finira bien par arriver… Mais vous avez froid. Attendez! Je descends vous ouvrir.
L'école d’escalade avait été aménagée dans une ancienne ferme. Le bâtiment principal, tout en longueur, comprenait un entresol où étaient stockés les réserves de nourritures produites par le jardin et toute sorte de matériels d’escalade et de randonnée. Au rez-de-chaussée, une vaste salle à manger jouxtait la cuisine. Au premier étage se trouvaient les dortoirs. Devant le bâtiment s'étendait un jardin potager. Partout des paquets de neige. Dessous, la terre était noire. De minuscules chalets de bois blonds, ainsi qu’une yourte, se profilaient alentour. On avait dû les faire construire là, une année après l’autre, quand les recettes de l'école avaient permis d’y investir un peu d’argent. Dans une mare clapotaient des canards. Le chien était accompagné d’une oie. Ils se chargeaient ensemble d’accueillir les nouveaux arrivants. On aurait cru un village de hobbits. Lucy se demanda un instant où l’on pouvait danser. Sans doute dans un pré, derrière le bâtiment. Peut-être au milieu d’un verger.
La femme l’attendait au haut d’un escalier de bois. Elle la reçut dans la salle à manger qui servait aussi de salon. On y était chauffé par un poêle qui trônait au milieu des tables. La femme pouvait avoir soixante ans. Les cheveux blancs, coupés court, pas grande mais son vieux pull-over n'empêchait pas qu’on la devine musclée comme un garçon.
— J’allais me faire du thé, avec du lait et de la cannelle. Vous en prendrez avec moi?
Lucy la suivit à la cuisine. Il y avait aussi un pain d’épices, dont elles coupèrent des tranches, le miel était de nos ruches, puis elles revinrent au salon.
— Vous avez déjà fait de l’escalade?
— Très peu. Je suis anglaise, de Londres. Depuis deux ans, je travaille à Zurich, dans un laboratoire. J’étais venue voir une amie, à Altrosogno, et c’est elle qui m’a parlé de vous.
— Votre amie habite Altrosogno?
— Non, elle est pianiste et elle prend des leçons avec Domenico Gripari. Vous connaissez?
— Tout le monde ici connaît Domenico Gripari. Il est bien rare qu’une pianiste veuille s’abîmer les mains en faisant de l’escalade mais c’est arrivé quelquefois. Et une élève de Gripari s’est inscrite, voici peu, pour un stage de printemps. C’est peut-être votre amie?
— Non, mon amie ne fait pas d’escalade, et elle rentrera bientôt à Londres. Mais elles doivent se connaître.
Il y eut un silence. Les deux femmes se regardaient. Il n'était pas quatre heures de l’après-midi et la lumière déclinait déjà. La femme aux cheveux blancs dit alors:
— Pardon, je ne voudrais pas vous chasser mais j'étais en train de clouer des planches dans un dortoir.
— Oh, bien sûr, je comprends. Je vais vous laisser.
— À moins que vous ne vouliez m’aider?
— Vous aider? Oui, pourquoi pas, si j’en suis capable. Mais je ne suis pas présentée. Je m’appelle Lucy.
— Eh bien, bonjour Lucy. Moi, je suis Joséfa.


Dans le dortoir où elles ont opéré, il s’agissait de remplacer les planches de certaines couchettes. Josefa tenait le marteau. Lucy portaient les planches à la bonne hauteur et, de l’autre main, elle lui donnait les clous que Josefa réclamait. J’imagine les grands écarts qu’elles devaient faire, l’une et l’autre, accroupies sur le sol, les bras tendus, ou au contraire repliées sur elles-mêmes. Des années ont passé, il y a longtemps maintenant que nous sommes séparés, nous nous écrivons à peine. Lucy a poursuivi son aventure personnelle dans des observatoires du Grand Nord, mais il m’arrive encore de rêver aux contorsions auxquelles les deux femmes ont dû se livrer pour accomplir cette difficile tâche.
Dehors, la nuit tombait déjà. Elles avaient allumé une lampe baladeuse. Josefa regardait ses mains et le clou qu’elle visait. Lucy regardait elle aussi les mains de sa compagne, et le profil de son visage, et la forme d’une oreille, et les fins cheveux blancs sur sa nuque.


Lucy n’est pas réapparue avant le lendemain soir, à Zurich. Elle nous a dit alors:
— Je n’ai pas eu besoin de l’interroger. Un moment est venu où elle a commencé son récit, sans cesser son travail. Sans me regarder. Avec un gros clou, parfois, pincé entre les lèvres. Elle a dit:
— C'était il y a bien longtemps, dans les premières années où j’ai vécu ici. Une jeune femme nous avait rejoints, à peu près de mon âge. Elle s’appelait Mylène. Elle avait une histoire différente des nôtres. Elle était parisienne. Elle avait été stripteaseuse. Je ne peux pas vous dire comment elle avait atterri chez nous. Le fait est que, cette année-là, nous sommes allées à Altrosogno pour donner un spectacle de danse. À cette époque, la danse occupait encore une place importante dans nos activités. Aussi importante que l’escalade. Ce n’est plus le cas aujourd'hui. Domenico Gripari n'était pas encore installé dans sa maison, il y faisait effectuer des travaux, mais sa réputation de soliste l’avait précédé. C'était déjà, à nos yeux, un personnage important. Après le spectacle, le maire nous a invitées à dîner à l’auberge. Gripari était présent, et la petite Mylène s’est débrouillée pour le séduire. Pendant deux mois, trois mois peut-être, elle a vécu un rêve. Gripari était plus âgé qu’elle, mais il était beau, il était riche, et il avait une voiture de marque étrangère avec laquelle il l’emmenait faire de longues promenades. Il venait la chercher ici. Il klaxonnait sans quitter sa voiture et Mylène descendait en courant. Ils disparaissaient pour revenir le soir, parfois le lendemain. Elle parlait de lui comme de son fiancé, elle était ravie. Elle nous a montré une bague. Puis, c'est nous qui avons donné une fête, ici, à l’occasion du solstice d'été, et Mylène a eu la mauvaise de l’y inviter.
— Mauvaise idée? Pourquoi? Que s’est-il passé?
— Gripari a soudain découvert qui nous étions, et il en a été horrifié.
— Oui, je vois. J’imagine qu’il faisait très chaud. Comme il peut faire chaud à la montagne, un premier jour d'été.
— Nous vivions tellement entre nous que nous ne soupçonnions pas ce que nos habitudes, nos manières, nos mœurs pouvaient avoir de scandaleux. Et les choses auraient pu en rester là, une querelle d’amoureux, une bague que l’on rend, des fiançailles qui se brisent. Mais le sort, hélas, en a voulu autrement. Deux jours plus tard, notre petite Mylène était entraînée dans une escalade par deux de nos meilleures grimpeuses. Elles étaient en rappel sur une paroi réputée difficile. Pourquoi l’avaient-elles entraînée là? Elle ne savait même pas s’encorder, la pauvre fille. Une paroi lisse, en aplomb, et voilà qu’elle a dévissé, qu’elle a dégringolé, la tête la première, disloquée comme un pantin, et qu’elle est morte sur le coup, étranglée par sa corde. Depuis ce jour, Domenico Gripari n’est plus jamais réapparu ici.

La nuit était tombée. Il recommençait de neiger derrière les fenêtres.
— Vous ne pouvez pas repartir maintenant, a dit Joséfa. J’ai de la soupe de courge, de la tomme de vache, une tarte aux myrtilles. Et du vin. Je vous garde.
Et Lucy est restée.


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