Le maître de piano, 2

Quand le crime de Dolorès Ortiz a été commis, j’avais onze ans. Celui de Marie-Hélène Garnier remontait à huit ans. Mon père était mort quatre ans plus tard, et au cours des quatre années qui avaient suivi, j’étais devenu un des hôtes les plus assidus de la maison du pianiste. 
Le meurtre de Marie-Hélène Garnier était resté inexpliqué. On avait classé l'affaire sans découvrir le coupable. Sans l'avoir non plus beaucoup cherché. Altrosogno était si loin de tout, il y faisait si froid! Il en alla autrement avec la mort de Dolorès Ortiz. L'enquête amena au village un certain Sylvestre Morin, un homme de taille moyenne, mince et musclé. Un as de la police.
Le teint clair, l’œil noisette, le visage glabre, des sourcils épais, les cheveux raides, coupés ras, il donnait une impression de force et de calme. Dans les rues du village, il ne passait pas inaperçu. Plus tard, je devais découvrir qu’il était un marcheur des chemins de montagnes; qu’il enregistrait sur un petit magnétophone des chants d’oiseaux; qu’il écrivait de la poésie et avait déjà publié, à compte d’auteur, quatre minces recueils de ses écrits; qu’il possédait en outre une voiture rapide, avec laquelle il venait de Berne; et que sa vie sentimentale enfin, en dépit de ce qu’il dépassait la quarantaine, restait incertaine et compliquée comme celle d’un jeune homme.
Morin m’a interrogé alors à plusieurs reprises. Je ne me souviens plus de ses questions, ni donc de la façon dont je lui ai répondu. Mais je me souviens qu’il voulait que je lui parle de mes habitudes dans la maison du pianiste. Sa voix était tranquille, il n’y avait dans son attitude rien de menaçant, je trouvais même un certain plaisir à être écouté ainsi, de manière bienveillante et quelque peu distraite.
Les interrogatoires se déroulaient dans une salle communale qu’on avait mise à sa disposition. Il ne prenait pas de notes, il se tenait debout devant la fenêtre. Les mains dans les poches, il me tournait le dos, visiblement intéressé par les vols de corbeaux qui traversaient le ciel et dont les cris dominaient le bruit du torrent qui déferlait en contrebas.
Il semblait m’écouter à peine. J’expliquais ainsi, un peu dans le vide, que je me rendais à la maison du pianiste plusieurs fois par semaine, n’importe quel jour, à n’importe quel moment. Que j’y étais invariablement reçu par un certain Vladimir, à l’accent étranger, qui lui faisait rouler les r. Celui-ci me vouvoyait. Je crois bien que c’est la première personne qui m’ait vouvoyé. Il disait: “Le maître est occupé, je le préviens de votre arrivée”, et en effet j’entendais le piano. Et qu’ensuite, en attendant que Gripari me reçoive, je circulais à loisir dans la maison.
Comme à la jeune épouse de Barbe bleue, tout m’était ouvert, les salles, les tiroirs, les placards. Je montais sur un escabeau pour consulter certains livres de la bibliothèque, j’allais à la cuisine voir ce qui s’y préparait, renifler les odeurs en soulevant les couvercles des marmites. Je faisais une visite à l’élève qui attendait son tour, patientant dans une antichambre largement pourvue de magazines, qui sentait le camphre et le bois vernis, où une servante venait apporter du thé et des biscuits. 
Oui, j’avais eu l’occasion de rencontrer Dolorès Ortiz, je me souvenais d’elle, et d’avoir bavardé avec elle comme avec plusieurs autres élèves du maître de piano.
Ces jeunes femmes (car les élèves de Domenico Gripari étaient principalement des femmes, du moins celles qui m’intéressaient et qui s’intéressaient à moi) paraissaient surprises et amusées de la place que j’occupais dans cette maison. 
— Et toi, tu ne joues pas du piano? me disaient-elles, et je répondais que non, je jouais aux échecs.
Certaines acceptaient de disputer une partie avec moi, mais c’était pour me faire plaisir, et je gagnais toujours. De leur côté, elles me faisaient mieux comprendre qui était Domenico Gripari. J’appris ainsi qu’il n’était pas le pianiste le plus connu du grand public, mais qu’il était considéré par les vrais amateurs comme celui qui avait renouvelé l’interprétation de certaines œuvres romantiques, celles de Schumann en particulier, mais aussi celles de compositeurs plus modernes, comme Debussy, Ravel, voire Olivier Messiaen.
Ensuite, Gripari venait chercher son élève, et il arrivait que les deux ensemble m’invitent à assister à la leçon, ce que je faisais bien volontiers, emportant avec moi un roman que je faisais mine de lire dans un coin du salon où je tâchais de me faire oublier, mais où je ne perdais rien de la musique, ni des paroles échangées par les deux protagonistes.
J’ai dit que je n’avais montré aucune disposition pour le piano. Il est vrai que j’étais trop maladroit de mes mains. En revanche, je fus très vite passionné par l’écoute et l’observation du travail des autres. Il me semblait que je comprenais l’esthétique défendue par Domenico Gripari, les principes de clarté, de simplicité, de dépouillement qu’il défendait, et les moyens techniques qu’il souhaitait que l’on mît au service de ceux-ci. Au point que j’aurais pu les enseigner.
Il parlait peu, n’adressait jamais à ses élèves aucun reproche, mais il faisait les cent pas dans leur dos et se penchait soudain par-dessus leur épaule pour leur montrer, sur la partition, la mesure où une erreur avait été commise, ou pas même une erreur, une infime maladresse, une nuance trop marquée, et où il voulait qu’on reprenne. C’était chaque fois comme une maille de tricot qu’on aurait perdue. Il attirait l’attention de ceux-ci sur certains traits, lents ou rapides, dans lesquels il souhaitait que les notes restent égales en distinction.
— Il pleut sur ma terrasse, expliquait-il. Pour moi, c'est de la pluie. Les gouttes qui la composent sont innombrables. Mais Dieu, de son côté, là où il se trouve, sait à chaque instant de combien de gouttes se compose cette pluie. Il en est de même pour vous. Dans le déferlement passionnel de la musique que vous interprétez, aucune goutte, je veux dire aucune note ne doit se perdre (il disait aussi s’éluder) parmi les autres. Les notes d'une partition sont inégales en durée et en puissance, elles ne doivent pas l'être en clarté et en distinction. La passion amoureuse que le pauvre Robert Schumann éprouve pour Clara, mêlée à la folie et à l’ivrognerie, ne doit pas éloigner trop son pianoforte du clavecin de Bach ou de Mozart. Nous ne sommes pas à Hollywood, pas encore, mais dans la vieille Europe!
Morin m’a-t-il posé des questions plus directes sur la manière dont Gripari se comportait vis à vis de moi et avec ses élèves? La réponse est non. Pourtant je ne devais pas tarder à deviner en quoi consistaient ses soupçons: que si la jeune et belle Dolorès Ortiz avait été assassinée par son professeur, ce pouvait être parce que celui-ci s’était conduit à son égard de manière inconvenante, et qu’il avait fallu ensuite qu’il la fasse taire à jamais pour qu’elle ne témoigne pas de cette violence. Car, sinon, quel motif pouvait-il avoir de l’étrangler ainsi, un soir d’hiver, dans l’obscurité d’une rue étroite, qui descendait en pente raide vers le pont qui enjambe la rivière? Et si ce n’était pas lui qui avait commis ce crime, qui donc avait pu le faire?
Mes récits avaient persuadé Morin que Gripari ne s’était jamais comporté à mon égard que de façon fort respectueuse; et bien des années plus tard, il devait me confirmer que les autres élèves interrogées par lui avaient toutes témoigné dans le même sens; à savoir que Gripari se montrait parfaitement courtois vis à vis d’elles, qu’il gardait ses distances, et même qu’il était réticent à accueillir les confidences que celles-ci, à un moment ou un autre, ne résistaient pas à l’envie de lui faire, concernant leurs familles, leurs études, leurs goûts, leurs amitiés et leurs amours aussi.


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