Le maître de piano, 6

J’avais réservé aussi une chambre d'hôtel mais, en sortant du concert, Lucy n’a pas voulu aller à l'hôtel, elle a voulu retourner à Zurich. Elle paraissait troublée.
— Ramène-moi! a-t-elle dit.
À cette heure de la nuit, les trains ne circulaient plus. Mais, à la gare, une agence était ouverte, où j’ai pu louer une voiture, et nous sommes revenus par la route.
Elle a voulu que je conduise. Ce n'était pas un long voyage. Mais la route était déserte, nous glissions dans un brouillard blanc comme de la ouate, qui flottait sur l'obscurité de la route, et j'ai roulé lentement en me repérant sur les lignes blanches éclairées par nos phares.
Lucy a voulu que je lui parle de Domenico. Je lui en avais peu dit le concernant. J’ai alors évoqué mon enfance. J’ai parlé de mon père, des hivers dans la montagne, du vent et de la pluie qui s'engouffraient dans nos rues, de la neige, de la cour de récréation de ma petite école, des arbres de la cour où criaient les corbeaux, de la sombre solennité du paysage, du dialecte et des mœurs de ses habitants, et bien sûr de la maison du pianiste. Des meurtres enfin. De l’enquête menée par Sylvestre Morin, des soupçons qui pesaient sur l’imposant personnage qui m’avait accueilli chez lui, qui m’avait appris à jouer aux échecs et surtout à écouter le piano romantique.
— Un personnage étrange, solitaire, ajoutai-je, chez qui l’exigence esthétique ressortit à une forme de spiritualité.
Je n’en connaissais pas encore le motif mais je craignais qu’une dispute éclate. Par avance, j’essayais de convaincre mon interlocutrice. Domenico Gripari, ce n'était pas moi. Il avait beaucoup compté dans ma vie d'enfant, il comptait encore, mais il ne fallait pas qu'elle me confonde avec lui. Je voulais la mettre de mon côté. La garder dans mon camp. Mais Lucy n’est pas quelqu’un qu’on tire de son côté, surtout si on couche avec elle.
Il faisait chaud dans la voiture, pourtant elle avait gardé son manteau, le col relevé qui ne laissait voir qu’un œil, la courbe du nez et une boucle de cheveux noirs. Pour une fois, ses yeux étaient maquillés, les cils longs et charbonneux, et elle portait un rouge à lèvres très rouge, ce qui la changeait étrangement. Lui faisait un profil à la Louise Brooks. Je n’étais pas sûr de la reconnaître. Elle paraissait insatisfaite de mon récit. Elle a fini par lancer:
— Mais enfin, les victimes…?
— Les victimes, oui, que veux-tu dire?
— Il y en a eu deux…
— Oui, deux, pour autant qu’il ne s’agisse pas d’une simple coïncidence, que l’assassin soit le même…
— Qu’il soit le même, c’est bien ce que vous avez supposé, ton ami policier et toi, comme la plupart sans doute des habitants du village. Vous n’en étiez pas certains, vous n’en aviez pas la preuve, et vous ne l’avez toujours pas. Mais, dans le doute, avez-vous cherché à savoir qui étaient ces personnes? Après tout, imaginons que votre intuition ait été la bonne, que ton prétendu maître de piano soit bien le coupable, qu’est-ce qui nous dit qu’il ne récidivera pas demain?
— Des années sont passées…
— Sans doute. Mais l’enquêteur et toi, avez-vous l’esprit tranquille? Je n’en suis pas certaine. En tout cas, le grand Domenico Gripari, de son côté, donne l’impression d’une âme tourmentée. Ce soir, il était en enfer. Je sais bien que tous les solistes souffrent du trac et qu’ils le conjurent comme ils peuvent. Mais tout de même… Nous n’en étions plus là. Ce soir, Domenico Gripari nous a fait entendre sa musique depuis le fond des ténèbres.
— Quand je me suis retourné vers les coulisse, que je me suis éloigné de lui et que j’ai entendu, dans mon dos, les premières notes d’un nocturne de Chopin, j’ai compris qu’il avait jeté le programme aux orties et qu’il se lançait dans un numéro de cirque.
— Le public a apprécié, ils ont applaudi…
— Il manquait des notes. À plusieurs reprises, il a triché. Demain, la presse spécialisée ne sera pas aussi indulgente. J’ai repéré deux ou trois critiques qui souriaient en se regardant de loin. Ils vont l’assassiner. On ne lui laissera pas le droit de répéter deux fois un numéro pareil.
— Ne t’inquiète pas pour lui. Il sera soigné. Il ne manque pas de bonnes cliniques, chères et très discrètes, dans cette région du monde. On sait y soigner toutes les addictions. Dans quelques mois, tu verras, il fera son retour, rajeuni de dix ans. Mais les mortes, les pauvres mortes, elles… Ne vois-tu pas que leurs caractères, leurs histoires personnelles, sont les seules pistes dont vous disposez pour confondre le coupable. Or, que savez-vous d’elles, qu’avez-vous appris?
— J’imagine que Sylvestre Morin a dû s’intéresser à elles. Mais je n’étais qu’un enfant…
— Tu étais un enfant mais tu n’es plus un enfant, mon cher Edmond. Et il ne m'étonnerait pas que ton ami pianiste soit un ogre. Ou un vampire.


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