Le maître de piano, 5

Lucy était anglaise et collaborait à un programme international concernant le climat, ce qui supposait qu’elle voyage beaucoup, principalement dans le Grand Nord où elle observait la fonte des icebergs. Nous partagions les mêmes goûts pour la musique (encore que pour des musiques différentes), les voyages et le minimalisme. Son appartement était d’une propreté méticuleuse, essentiellement meublé, dans la chambre, d’un futon posé sur le sol et d’étagères en sapin qu’elle avait achetées sur Internet puis qu’elle avait montées, sur lesquelles elle glissait des corbeilles en rotin tapissées de coton grège avec, pliés à l’intérieur, ses culottes, trois T-Shirts, deux jeans, deux pulls, des chaussettes. Pas de soutien-gorge. Une parka pendue à un cintre. Les chaussures de montagne servaient aussi pour la ville. Ici et là, de petits sachets de lavande qui parfumaient l’air en concurrence avec les bâtons d’encens qu’elle faisait brûler. Pas de livres, sauf ceux que je lui avais offerts, les autres étant téléchargés sur l’application Kindle de son Google Pixel. Des enceintes acoustiques mais pas de disques ni donc de platine — la musique, elle aussi, étant lue sur le téléphone. Dans la cuisine, une casserole, une poêle et une théière. Des assiettes en métal peint achetées chez Ikea. Trois fois trois couverts. Se nourrissant quasi exclusivement de légumes bouillis et de poisson surgelé, elle économisait chaque mois sur son salaire. Le projet était de se faire construire, un jour, une maison dont elle dessinerait les plans. Elle l’imaginait petite comme un chalet ou une cabane de pêcheur, transparente, enfoncée dans les dunes de la Mer du Nord, avec des roseaux qui ployaient autour et le sable des dunes balayé par le vent. Je lui avais proposé de l’aider pour les plans. Elle m’avait répondu que nous n’en étions pas là. De fait, nos relations restaient d’ordre strictement amical et sexuel. Mais vous aurez compris qu’elle m’inspirait beaucoup d’admiration, et nous nous étonnions de ne pas nous gêner, l’un l’autre, après six mois de cohabitation. Il va sans dire que je payais ma part de loyer, que je remplissais le frigo et travaillais aussi bien qu’elle à nettoyer les sols, les murs et tout le peu qu’ils contenaient. Pour ce qui était de se nourrir, les poissons surgelés cuisaient au bain-marie et les légumes à la vapeur, ce qui n’exigeait pas beaucoup de travail ni de talent.
Le concert devait être donné dans l’abbaye. Quand nous sommes arrivés, Lucy et moi, un peu en retard, le piano était déjà ouvert, le public installé. Je l’ai entraînée vers la sacristie où je pensais trouver le virtuose à qui je souhaitais la présenter, et en effet il était bien là, assis devant un miroir, en compagnie de Vladimir qui se tenait debout, passablement rigide et pour tout dire funèbre.
Domenico était occupé à se maquiller, ce qui n’était pas inconcevable: il vieillissait. Mais, au regard qu’il m’a jeté dans le miroir, et à celui que nous a adressé Vladimir, j’ai compris qu’un avis de tempête pesait sur nous.
J’ai d’abord pensé (ou voulu penser) qu’il était mort de trac. Nous avions parlé maintes fois de ce mal. N’était-ce pas à cause de lui que le célèbre Domenico Gripari avait renoncé aux tournées de concerts? Mais n’y avait-il que cela? Il bafouilla:
— Oh, Edmond, vous êtes venu! Et cette jeune fille! Non, non, inutile de vous inquiéter, n’écoutez pas Vladimir, il ne dit que des bêtises!
Une tasse de café fumant était posée près de lui, avec un verre d’eau et un tube de Doliprane effervescent à moitié vide.
Il trempait les lèvres dans le café, il soufflait dessus pour le refroidir. Sa main tremblait. Visiblement il était ivre. Sans réfléchir, j’ai dit:
— Vous êtes malade, Domenico. Vous souffrez d’un brusque accès de fièvre. Voulez-vous que j’annule? Cela me paraîtrait plus raisonnable. Permettez que je m'en charge!
Il a posé sa main sur mon bras, ce que d'ordinaire il ne faisait jamais:
— Deux minutes, s’il te plaît, mon petit, accorde-moi deux minutes, et tu m’accompagnes jusqu’au piano. Ils peuvent attendre.
Sa main est restée appuyée sur mon bras, mais il a tourné la tête. Et j’ai entendu qu’il chantonnait, très vite, tout bas. Il révisait de mémoire un passage difficile d’une œuvre que je n’ai pas identifiée. J’ai vu les longs doigts de sa main restée libre qui pianotaient dans le vide. Puis soudain il m’a attiré vers lui. Il s'est levé. Il a dit:
— Emmène-moi aux toilettes! Vite! Elles sont là-bas!
Il m’a entraîné. Vladimir a voulu s'interposer mais il l'a repoussé. Il se tenait d'une main agrippée à mon pull. Je l'ai pris par la taille en m'accrochant à sa ceinture. Le couloir m'a paru interminable. Je pensais que nous n'y arriverions jamais. Un instant, j'ai pensé à la musique d'Angelo Badalamenti. Je me suis dit que nous évolutions dans le décor d'un film de David Lynch et qu'il ne nous manquait que la musique d'Angelo Badalamenti. 
Il a vomi dans la cuvette du cabinet. J’ai tenu son front. Il hoquetait. Il était trempé de sueur. J’ai craint qu’il perde connaissance. Plusieurs fois j’ai déchiré du papier qui pendait au rouleau pour lui en essuyer la bouche et le menton. Maintenant, nous étions dressés, face à face, collés l'un contre l'autre. J’étais aussi grand que lui. Les yeux dans les yeux, j’ai claqué ses joues. Il n'a pas protesté.
— Encore! a-t-il dit en jetant la tête en arrière.
Maintenant nous étions devant le lavabo. De nouveau un miroir. Il se regarde, livide. Il écarquille les yeux.
— Ça va mieux, dit-il. Je respire.
J’ai ouvert le robinet. Il a éclaboussé son visage en mouillant ses manches et le plastron de sa queue-de-pie. Était-il imaginable qu’il donne un concert dans l’abbaye de Constance avec une queue-de-pie dans cette état? Pas le temps de réfléchir.
— Maintenant tu m’emmènes là-bas, m’a-t-il dit encore. Tu m’aides à régler le tabouret, tu m’aides à m’asseoir, puis tu t’en vas!
À voir l’équipage que nous formions lorsque nous sommes apparus sur scène, personne parmi le public n’a pu ignorer qu'il était en perdition.
Je l’ai aidé à s’installer dans un silence de mort. Puis je l’ai abandonné. Je lui ai tourné le dos. Je me suis arraché à lui. L’abandonner ainsi me déchirait le cœur. J'aurais préféré l'enlever comme un pantin sous mon bras. Mais je n’avais pas effectué trois pas vers ce qui tenait lieu de coulisse que déjà, dans mon dos, j’entendais les premières notes qu’il frappait. Claires, distinctes, somptueuses. Et pendant plus d’une heure, une fois encore, le maître de piano, ce fut lui.


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