Le maître de piano, 7

Le patron se souvenait d’elle, ainsi qu’une serveuse et deux clients qu’on avait pu interroger et auxquels on avait montré une photo. C’était le genre de personne qu’on remarque, jeune, grande, des yeux bleus, un accent étranger. Russe peut-être. Elle portait un manteau blanc, en cuir brossé, doublé de fourrure blanche elle aussi. Épais, doux, confortable. Un bonnet en fourrure, qu’elle a ôté en passant la porte, et l’écroulement alors de ses cheveux dorés les avait éblouis. Personne n’avait vu sa voiture arriver sur le parking. Il faisait nuit et le parking n’est éclairé que par des enseignes lumineuses dont les reflets sans éclat faisaient des tâches sur la boue. Mais elle n’avait pas pu venir à pied. Il fallait que sa voiture soit là, parmi les autres. 
À noter que le parking du restaurant est aussi celui d’un dancing qui le jouxte. Une imitation de saloon US, avec une façade en rondins ornée d’une tête de bison, oú on vient en voisin, où on boit de la bière et où on danse sur de la musique country jouée par des amateurs, les vendredis et samedis soirs, et que le jukebox remplace le reste de la semaine.
Restaurant et boîte de nuit sont signalés par des panneaux. On quitte la route et on se trouve sur le parking. Il arrive que les clients de la boîte de nuit fassent une visite au restaurant, le temps d'avaler un steak saignant avec des frites et beaucoup de ketchups avant de retourner au saloon pour danser et pour boire. Mais ce n’était pas le cas de cette jeune femme. On ne pouvait pas imaginer qu’elle soit allée danser ni boire toute seule dans un endroit aussi minable. Il était plus raisonnable de penser qu’elle se trouvait sur la route, venant du nord, où le trafic est dense, depuis le Liechtenstein et l’Autriche. Peut-être 
pousserait-elle jusqu’à Milan. Et comme il était tard, qu’elle avait faim, elle s’était arrêtée ici pour dîner. Elle avait commandé une assiette de spaghetti réchauffés avec des boulettes de viande et une bouteille d’eau gazeuse, rien de plus.
— Elle n’a parlé à personne et personne ne l’a importunée, a témoigné le patron. La petite serveuse ne la quittait pas des yeux, elle était muette d’admiration, et oui, si quelqu’un l’avait suivie quand elle est repartie, nous l'aurions remarqué. D’ailleurs, c’est comme si on s’était attendu à un tel scénario, je veux dire qu’un homme se lève et lui emboîte le pas. Ou une femme. On se surveillait les uns les autres du coin de l’œil, en souriant, mais il n’y avait parmi nous que des habitués. La plupart de nos clients viennent d’un îlot d’immeubles voisins, des logements à bas prix. Ce sont des personnes, voyez-vous, qui craignent de s’endormir devant leur poste de télévision, ou de ne pas dormir du tout, et qui trouvent ici un endroit propre et bien éclairé où passer du temps en échangeant des paroles rares et en regardant par la vitre les camions énormes qui filent sur la route. Ils resteraient là toute la nuit, si on ne finissait pas par éteindre les lumières et les pousser dehors. Et je peux vous assurer que personne n’a bougé.

J’ai appris la nouvelle de ce troisième assassinat par Sylvestre Morin. Celui-ci m’a appelé un beau jour, après des années de silence. J’ai tout de suite reconnu sa voix. Je me trouvais à Lyon. Il m’a demandé s’il pouvait venir me rencontrer. Nous nous sommes donné rendez-vous dans un square, comme font les espions dans les films. La première chose qu’il m’ait dite, je me souviens, c’est “Bonjour Edmond. Vous avez grandi.” Je lui ai répondu qu’il n’avait pas vieilli. Les cheveux seulement, qui avaient dégagé son front et qui avaient blanchi. Et peut-être la taille un peu moins svelte. 
Il a sorti une feuille de papier de la poche de son imperméable. La photocopie d’une déposition qu’il avait dû relire cent fois. Qu’il devait savoir par cœur. Il m’a exposé les faits sans trop la consulter. Puis, pour être tout à fait précis, il m'a lu la déposition du patron du restaurant. Celui-ci disait:
— Tout ce monde est resté sur place. C’est sûr. Il y a ce moment où nous sommes ensemble, avec elle, à l'admirer comme la princesse d'un conte nordique, peut-être à nous moquer un peu, puis celui où elle s’en va. À partir de quoi, on ne sait plus rien, on l’oublie, jusqu’à ce que l’alerte soit donnée, une heure plus tard, que tout le monde se retrouve sur le parking, autour du cadavre, et que la police arrive.
D’une main il plie la déposition et la glisse dans la poche d’où il l’avait sortie, puis il ajoute:
— Et la raison de ne pas le croire, de ne pas les croire, puisqu'aussi bien leurs témoignages concordent au mot près? Une fois passé la porte, la future victime est une silhouette anonyme qui enfile son bonnet, qui relève le col de son manteau et qui bascule dans le noir.
— Et ensuite?
— Divers recoupements nous font estimer à quelques minutes à peine l'intervalle entre sa sortie du restaurant et son décès. Un couple de clients de la boîte de nuit a trouvé le corps. Ils avaient beaucoup bu, ils ne marchaient pas droit, ils cherchaient leur voiture et la clé de leur voiture. Soudain, ils ont buté sur la cadavre.
— Et vous dites que cette femme…?
— Une toute jeune femme... Vingt-deux ans à peine. Presque vingt-trois. Elle était lituanienne. Elle s’appelait Jolanta Kreivytè. Or, deux heures avant que quelqu’un ne l’étrangle sur ce parking et abandonne le corps dans la neige fondue, elle avait quitté Altrosogno, plus précisément l’auberge où elle était pensionnaire, depuis bientôt un mois. Et, pendant tout ce mois, elle a été l’élève de Domenico Gripari. Elle était venue pour lui.
— Et lui?
— À dix-heures-trente, c’est-à-dire un peu plus d’une heure avant l’assassinat, il a été aperçu au casino de Lugano où il a perdu assez pour qu’on le remarque. Puis, il est parti. 
— Descendant d'Altrosogno, il s'arrête à Lugano. Il s'y fait remarquer. Puis, au lieu de reprendre la direction du nord, il descend lui aussi vers le sud, en direction de Milan. Il la suit. Mais par quel miracle a-t-il pu surprendre son passage? Reconnaître sa voiture dans la nuit?
— Ce ne peut être qu'un hasard. Elle se sera arrêtée à Lugano pour faire de l'essence, ou pour acheter des cigarettes ou une barre de chocolat. Il l'aura aperçue et il l'aura suivie sans avoir rien décidé encore, sans savoir qu'elle s'arrêterait de nouveau. Et il s'est arrêté derrière elle. Il a attendu sur le parking, derrière sa voiture, qu'elle ait dîné et qu'elle ressorte. A-t-elle eu seulement le temps de le voir, de savoir que c'était lui? Il est probable que non.
— Des traces de pneus sur le parking?
— Je vois que vous lisez des romans policiers. Il avait neigé. Puis, il a recommencé de neiger après minuit. Et le matin, cette neige s’est transformée en pluie. Un déluge. Nos collègues n’ont pu relever aucune empreinte.
— J'imagine que la voiture de Gripari a été inspectée...
— Nous nous sommes intéressés à elle, discrètement. Il se trouve qu’elle sortait de révision, les pneus avaient été remplacés, la carrosserie lessivée, dès le lendemain, dans un garage de Davos. Le garagiste affirme que le rendez-vous était pris depuis des semaines. Mais son agenda n’en porte pas la trace.
— Quant aux parents de la victime…?
— Ils communiquaient avec elle chaque jour. Et celle-ci ne tarissait d’éloges sur son professeur. Le dernier échange en visiophonie avec sa famille datait du matin.
— Il était prévu qu’elle arrête ses leçons?
— Pas du tout. Sa valise était restée à l’auberge. Le coffre de la voiture ne contenait qu’un sac de voyage avec quelques effets. On était un samedi. Selon ses parents, elle avait des amis à Milan, et il n’y aurait rien eu d’extraordinaire à ce qu’elle passe la journée du dimanche avec eux, ou avec elles. Mais qui étaient ces amis? Elle ne l'a pas dit. Parmi celles et ceux que nous avons identifiés, personne ne semblait l’attendre. Alors, on continue de chercher. On fouille son téléphone, ses messageries, les réseaux sociaux. Les parents nous disent qu’elle avait déjà passé les vacances d’été dans la région. Nous aimerions savoir où, avec qui et ce qu’elle y faisait.
— Et Gripari?
— Il confirme ce que dit la famille. Il m’a montré son agenda ouvert sur son piano. Il a tapé du bout du doigt sur le nom de son élève en me faisant constater qu’il l’attendait le lundi à dix heures. Il ne dit pas: “Vous voyez bien que je l’attendais”, il dit: “Vous voyez, je l’attends”, comme s’il l’attendait encore, comme si elle avait tort d'être en retard, comme si celle-ci n’était pas morte. Il paraît en colère. Parce que nous refusons de le croire sur parole. Ou comme si la vie lui jouait un mauvais tour. S’il ment, il le fait de façon très habile. À moins aussi qu’il ne se souvienne pas, que son cerveau ait effacé les traces de ce qu’il a vu, de ce qu’il a fait.
— Je suppose que la police locale poursuit l’enquête. Vous êtes en relation?
— Bien sûr. Ils concentrent leurs efforts sur la boîte de nuit. Il semblerait qu’on n’y consomme pas uniquement de la bière. Ils interrogent les clients de la soirée. Ils cherchent des antécédents criminels, psychiatriques. Un travail de fourmi, la routine. Mais qui ne donne pas grand chose. On se contente d'espérer.
Si j’avais été amateur de romans policiers, j’aurais tout de suite demandé à Sylvestre Morin des précisions sur le mode opératoire. Mais je ne l’ai pas fait. Je savais juste qu'il s'agissait  d’une strangulation, comme cela avait été le cas les deux fois précédentes, où les victimes avaient été, elles aussi, des élèves de Domenico Gripari. Or, ce mot barbare évoquait nécessairement pour moi des mains qui serrent un cou. Qui se crispent, qui tremblent. Des mains. Et des yeux dans les yeux. En quoi je me trompais.
Ce jour-là, nous disposions de peu de temps, des réunions de travail nous attendaient, l'un et l'autre, dans des lieux différents. Il avait voulu que je sois informé de ce troisième assassinat et que j’y réfléchisse. Nous ne nous étions pas revus depuis bien longtemps. Au plus, avions-nous échangé quelques e-mails. Cela ne lui avait pas suffi pour décider quelle place il pourrait m’octroyer dans cette enquête, et par suite quelle quantité d'informations il voudrait partager avec moi. Il fallait qu’il me revoie, qu’il m’évalue.
De mon côté, j’avais cousu ensemble certains faits, concernant les deux premières victimes.
Après le concert de Constance et la conversation que j’avais eue avec Lucy, qui s’était étonnée de ce que je sois si peu curieux des crimes peut-être commis par mon mentor, et moins curieux encore de la personnalité des deux victimes, j’avais voulu rattraper mon retard. J'avais fait ronfler le moteur de recherche, et j’avais réunis certaines données dont je n’étais pas certain que la police les possède, elle aussi. J’étais prêt à les livrer maintenant à mon second mentor, mais je ne le ferais pas à la va-vite, et pas sans contrepartie d’un dîner au moins à Zurich, chez Lucy. Car cette dernière m’avait fait promettre de ne pas la tenir à l’écart. Elle voulait absolument être de la partie. Elle voulait absolument rencontrer le fameux Sylvestre Morin. J’invitai donc celui-ci, qui accepta sans se faire prier, et nous convînmes d’une date.

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