Le maître de piano, 3

Domenico Gripari vivait dans cette maison de deux étages en compagnie de son majordome. La cuisinière et les femmes de ménage étaient recrutées dans le village et elles y retournaient après leur service. Il arrivait que les jeunes femmes qu’il acceptait pour élèves dorment chez lui. Je répète que, parmi ses élèves, les femmes étaient les plus nombreuses. Autant ajouter tout de suite que les victimes de ses meurtres furent trois d’entre elles.
Leurs séjours pouvaient durer plusieurs semaines. Si elles étaient ses pensionnaires, elles prenaient leur repas du soir à la table du maître, et un petit déjeuner copieux les attendait le matin à la cuisine. Mais le plus souvent elles choisissaient l’auberge qui se trouvait à l’entrée du village, où le confort était moins grand mais les tarifs plus modestes.
Ces jeunes personnes s’y sentaient plus libres. Après de longues journées de travail, elles pouvaient profiter de la compagnie des habitants du village qui y venaient, le soir, pour boire de la bière, jouer aux cartes et raconter dans leur dialecte des histoires qu’on leur traduisait et qui les faisaient rire. Rougir et rire à la fois.
Gripari possédait en outre, plus haut dans le village, un ancien grenier tout en longueur dans lequel il avait fait aménager quatre cabines insonorisées, équipées de pianos, où ses élèves venaient travailler le jour comme la nuit. Un tableau existait sur lequel il leur suffisait d’inscrire leurs horaires.
L’austérité de Domenico Gripari était légendaire. Il était invariablement vêtu d’un pantalon trop large, serré à la taille, et d’un pull à col roulé, l'ensemble de couleur sombre. Il était plus grand que Sylvestre Morin et plus mince. Ses yeux, d’un noir profond, les cheveux noirs aussi, plaqués en arrière, les lèvres serrées, surmontées d’une fine moustache. Il était fumeur de cigarettes, ce que Morin n’était pas, et lui aussi amateur de belles voitures. S’il lui arrivait jamais de rire, je crois que ce n’était qu’avec moi, quand en trois coups inattendus je le battais aux échecs.
Le rez-de-chaussée de sa maison était occupé par un garage dans lequel il abritait une Aston Martin DB5 gris métallique avec laquelle il lui arrivait de sortir le soir pour ne rentrer qu’au petit jour. Il avait alors parcouru en solitaire des centaines de kilomètres sur les routes de montagne, et joué, et souvent perdu, de fortes sommes à la roulette. Il était enfin amateur de whiskies, qu’il choisissait avec soin. Quant à sa vie sentimentale, elle restait un mystère.
On aura compris que je livre là des détails dont je n’ai eu connaissance, ou qui se sont organisés dans mon esprit, que bien des années plus tard. On aura compris aussi que l’histoire que je raconte est celle du duel entre deux hommes d’une intelligence égale, hors du commun, dont je fus le témoin alors que j’avais perdu mon père et que mon admiration était sollicitée par l’un aussi bien que par l’autre. On devine enfin dans lequel des deux camps je devais assez vite me ranger. Je n’ai jamais précédé l’enquêteur, mais je suis fier de pouvoir affirmer que je l’ai secondé de manière efficace. Il nous aura fallu beaucoup de patience, d’observation, et que le hasard nous vienne en aide. Nous n’avons pas pu éviter, hélas, qu’un troisième crime soit commis, mais nous avons été présents ensemble au rendez-vous final pour empêcher le quatrième. Voici comment.


1 / 2 / 3 / 4 / 5 / 6 / 7 / 8 / 9 / 10 / 11

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire