Le maître de piano, 11

Lorsque Lucy a eu fini de raconter, Sylvestre a dit:
— Gripari n’a jamais eu un geste déplacé, ni une seule parole, à l'égard de ses élèves. Mais il ne fallait pas que celles-ci lui parlent du Gai Saber. Aussitôt que l’une d’entre elles y faisait référence, pour lui dire qu’elle songeait à y passer quelques jours, ou qu’elle l’avait fait, le maestro entrait dans les transes. Il fallait qu’il la fasse taire. Qu’ il la punisse. Trois crimes ont été commis. Nous connaissons maintenant le nom de celle qui pourrait être la quatrième victime. Elle s’appelle Juliette Berto. Joséfa nous dit qu’elle s’est inscrite pour un stage de printemps, et il y a fort à craindre qu’elle l’ait annoncé à son maître de musique. À nous, à présent, d'empêcher que ce crime soit commis. Et, à nous, du même coup, de confondre le coupable. Ah, une chose encore! Edmond, vous ne m’avez pas demandé de précisions sur le mode opératoire. Le terme de strangulation vous a suffi. Vous avez eu tort de vous en contenter. Je ne vous l’ai pas dit, mais cette strangulation n’a pas été perpétrée avec les mains. Elle l’a été, dans les trois cas, avec une corde d’escalade. Ces trois femmes ont été assassinées avec la même corde qui a étranglé Mylène, l’ancienne fiancée, ou une corde semblable.

C’est l’hiver, il fait nuit, les pavés sont luisants. Une jeune femme descend la rue au bas de laquelle un pont enjambe le torrent qui traverse le village. Un seul lampadaire projette son halo de lumière sur le quai. Sa jupe est serrée, les talons claquent sur les pavés. D’où vient-elle? Où va-t-elle?
La rue forme ici un tunnel. La jeune femme s’engage sous le tunnel à l’intérieur duquel se trouve une porte étroite et lourde. Le heurtoir en bronze représente une main. Le monstre l’attend là, adossé à la porte, caché dans le renforcement et, quand elle arrive à sa hauteur, toujours sur le point de glisser, de se casser la figure — mais quelle idée aussi de porter, dans un endroit pareil, des chaussures à talons hauts et une jupe serrée juste au-dessous du genou? —, on voit deux bras qui s’avancent, qui se tendent, une corde tenue à deux mains.
Vite, la corde est passée autour du cou de la malheureuse et les deux mains tirent dessus. Elles ne tireraient pas mieux s’il s’agissait d’arrêter le galop d’un cheval.
Ses propres mains crispées sur la corde qui l’étrangle, les yeux exorbités, les jambes qui fléchissent sous elle, la jeune femme grimace affreusement. Ah, si elle se voyait!
Par bonheur, j’arrive à temps. Je me trouve en haut de la rue et je crie:
— Lâchez cette femme, Maestro Gripari, immédiatement, n’avez-vous pas honte? Et rendez-vous!
Domenico Gripari est alors plié en deux au-dessus du corps de sa victime tombée au sol et qui étouffe. Mais il m’entend. Il tourne la tête et il me voit. Et il lâche aussitôt sa victime pour s’enfuir vers le bas de la rue.
J’ai sauvé une vie.
Gripari n’est plus alors qu’une silhouette noire. Sa cape gonflée par le vent lui fait les ailes d’une chauve-souris. Mais Sylvestre Morin apparaît au bas de la rue, sous le lampadaire, dans le halo de clarté qu’il diffuse et où volètent des phalènes.
Silhouette ferme, musclée, cheveux ras, celui-ci tient un pistolet d’une seule main (pas comme au cinéma) et il crie:
— Stop, rendez vous, Domenico Gripari, ou je tire!
Il lève le bras et tire un coup de semonce en l’air. Puis, de nouveau, il crie:
— Vous n’irez nulle part, maestro. Arrêtez-vous ou je fais feu!
Et voilà qu’à présent il se tient de profil, comme dans les anciens duels. Il pointe le pistolet au bout d’un bras tendu et vise le fuyard.
— Attention, troisième et dernier avertissement!
Mais déjà le monstre a atteint le quai. Il bondit à deux pieds sur la margelle du pont. Du haut de la rue, je crie:
— Non, Domenico, ne faites pas cela. Souvenez-vous! Vous êtes le maître de piano!
Mais trop tard. Le torrent gronde au fond du gouffre, Domenico Gripari, les bras levés au ciel, saute dans le vide. Et le coup de feu claque en même temps dans le silence de la nuit.


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