Le maître de piano, 4

Entre le second et le troisième meurtres, douze années se sont écoulées. Dès après le second et l’enquête qui s’en est suivie, au cours de laquelle Sylvestre Morin m’a plusieurs fois interrogé, j’ai quitté Altrosogno, d’abord pour le collège où j’ai été pensionnaire dans une ville voisine, puis pour le lycée. Enfin, j’ai été admis dans une école d’ingénieurs, plus lointaine encore. Et ce que j’ai découvert de plus important durant cette période n’a rien à voir avec les meurtres. C’est que j’étais un élève brillant, capable d’apprendre plus vite et mieux que la plupart de mes camarades, aussi bien en mathématiques que dans plusieurs disciplines scientifiques. Et aussi que j’étais un jeune homme séduisant.
Cette double révélation aurait pu avoir pour conséquence de me rendre ambitieux. Au contraire, il m’est apparu que, grâce à ces talents, je pourrais vivre durant une décennie ou deux une existence nomade, passant d’une équipe de recherche à une autre, dans différents pays.
Contrairement à mes mentors, je n’ai pas songé à m’acheter une voiture puissante, mais plutôt des vélos d’occasion que je remettais en état puis qu’il m’arrivait d’offrir; ni un appartement dans un quartier bourgeois, mais plutôt un sac à dos dans lequel je glissais le peu de vêtements indispensables. Je me disais aussi peu poète que possible mais je n’en chinais pas moins de vieilles cartes postales et des livres de poche d’occasion, partout où j’en trouvais, pour les distribuer ensuite aux belles personnes que je rencontrais, et plus particulièrement à celles qui acceptaient de me recevoir chez elles, pour une nuit ou plusieurs. Enfin, je pouvais réciter des poèmes par cœur dans deux ou trois langues différentes, ce que je faisais en échange de verres de vin et de baisers. Et il me semblait qu’ainsi je demeurais fidèle à la mémoire de mon père, dont ma mère et d’autres personnes qui l’avaient connu m’assuraient que je lui ressemblais, qu’il avait accepté de vivre dans la pauvreté sans jamais s’en plaindre ni perdre le sens de l’humour, ce qui est plus raisonnable, on le sait, que de vouloir changer le monde.
Je ne fumais pas, je buvais modérément, je voyageais en train, j’écrivais au stylo à bille sur un bloc-notes en papier plutôt que sur une tablette numérique, je transportais dans mon sac à dos un ordinateur dont je savais me servir mais que je n’allumais que pour travailler. À Zurich, j’avais trouvé un professeur de zarb. Je songeais à étudier le luth. Je faisais des photos avec un vieux Rolleiflex et je développais ensuite moi-même mes bobines quand je trouvais un laboratoire où le faire, ce qui ne manquait jamais Je vivais d’emprunts, d’échanges, de partages. Je m’intéressais d’assez près à l’agriculture biologique.
Je retournais plusieurs fois par an à Altrosogno pour voir ma mère. Celle-ci menait une existence qui me donnait le cafard. Elle effectuait quelques menus travaux de couture pour des gens du village. Ces travaux lui rapportaient très peu d’argent mais lui permettaient de garder un semblant de vie sociale. Elle sortait peu, ne lisait pas, regardait à la télévision des soap opera dès le matin, et, quand je venais, elle ne prenait pas grand intérêt à ce que je lui racontais de ma vie. Quand l’occasion s’était présentée, j’avais acheté le petit appartement qu’elle occupait, où je laissais des objets personnels, et je profitais de ces occasions pour rendre visite à mon ami pianiste.
Vladimir m’annonçait. De nouveau, je rodais dans la maison en attendant qu’une leçon se termine et que le maître des lieux me reçoive. Naguère la tradition voulait que nous nous asseyions en silence de part et d’autre d’un échiquier, comme des chefs de guerre sur un champ de bataille. Mais quand j’ai eu seize ans, nos forces n’étaient plus égales, aussi ai-je inventé un prétexte pour ne plus jouer avec lui.
À présent, nous ne faisions plus que parler de piano. J’avais continué d’en écouter beaucoup. À quelques années d’intervalle, Domenico Gripari avait enregistré un album de sonates de Haydn et un autre consacré à Debussy. Ils avaient été favorablement accueillis par la critique, mais la grande passion de Gripari restait Robert Schumann. Il songeait à enregistrer une nouvelle version du Carnaval. Celle qui l’avait imposé datait de plus de vingt ans. L’instrument sur lequel il jouait à l’époque ne correspondait plus aux critères actuels. Il avait demandé aux techniciens de Steinway, à Hambourg, de lui en confectionner un sur mesure, dont la sonorité se rapprochait de celle des piano-forte, tout spécialement de ceux fabriqués par Conrad Graf dans la première moitié du dix-neuvième siècle, qui avaient eu la préférence de Chopin, de Mendelssohn, ainsi que des Schumann, Robert et Clara; celui-là même qui trônait à présent dans son salon et sur lequel ses élèves avaient le privilège de poser leurs mains, privilège qui, à lui seul, eût suffi à justifier le prix exorbitant des leçons qu’ils s’offraient. Gripari réclamait en outre que cet instrument soit transporté avec mille précautions chaque fois qu’il jouait en public, et qu’un technicien de la firme l’accompagnât pour les réglages de dernières minutes. Cela rendait l’organisation de ses récitals affreusement coûteuse, d’autant qu’il exigeait aussi de se produire devant des publics restreints, d’où il résultait que, d’année en année, les occasions de l’entendre étaient plus rares.
Il aurait voulu que soient commercialisés les enregistrements de ses concerts, ce qui aurait rentabilisé le prix des déplacements. Mais les firmes se montraient réticentes à se passer des studios, de leur confort acoustique, de la possibilité d’effectuer plusieurs prises et de choisir les meilleures. Gripari objectait que les versions ainsi obtenues manquaient de vie; mais, précisément, de tout jeunes virtuoses jouaient à présent les mêmes œuvres que lui avec une liberté qu’il n’avait pas. Son agent parlait d’une tournée à l’étranger pour relancer sa carrière, mais Gripari refusait de sortir d’Europe. Il avait horreur des États-Unis et de tout ce qui était américain.
— Ils ont rendu fou le pauvre Vladimir Horowitz, déclarait-il à qui voulait l’entendre. Ils lui ont fait subir des électrochocs. Je ne veux pas qu’ils me fassent pareil.
Puis un jour j’ai reçu une invitation pour un concert qu’il donnait à Constance. J’habitais alors à Zurich, chez une amie chercheuse en biologie. J’ai réservé deux places et nous avons pris le train.


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