Un marionnettiste, 7

Nous avions passé Dijon. Il s’était mis à pleuvoir. Elle avait tourné la tête. Un cou et un profil d’oiseau. Des yeux et des cheveux très noirs. Des cernes sous les yeux. Elle regardait la nuit derrière la fenêtre, et les gouttes de pluie qui venaient s’écraser sur la vitre, s’iriser et s’étirer en suspens à cause de la vitesse, comme en apesanteur. Elle se taisait. Elle semblait réfléchir. Puis, elle a dit:
— Pour cette période, nous avons le témoignage des musiciens. Alexandre et Annette travaillent et ils vivent sous leurs regards. De courts plans-séquences les montreront au travail, filmés au plus près des corps, dans l’entrelacement des jambes et des bras. Et on intercalera au montage des bribes d’interviews des musiciens interrogés de face, en plans fixes. Ceux-ci diront qu’ils les voyaient apparemment heureux mais qu’au fond, ils ne savaient pas. L’un déclare: “Il ne nous serait pas venu à l’idée de les interroger, nous n’osions pas, c’était leur histoire et ils savaient la protéger. Pour autant, nous devinions que tout n’était pas simple tous les jours.” L’autre ajoute: “Dans les jours qui précédaient les départs d’Annette pour Hong Kong, le matin, quand ils reprenaient les répétitions, il était facile de voir que l’un ou l’autre avait pleuré, parfois les deux. Et nous devinions aussi qu’Annette avait quelqu’un là-bas.” Un troisième: “Une fille si jeune, si jolie, on n’imagine pas qu’elle vive seule”. De nouveau, le premier. “Alors, nous attendions de voir comment les choses évolueraient avec le temps, et au fond nous étions persuadés qu’ils finiraient ensemble.” La flûtiste enfin: “Alexandre se plaisait à Venise, ça se voyait, bientôt il n’a plus caché son intention de s’y installer, il avait commencé à visiter des endroits, et Annette l’accompagnait dans ces visites. Si bien que nous pensions qu’ils y habiteraient ensemble. Qu’Annette quitterait définitivement Hong Kong, tandis qu’Alexandre quitterait son relais de poste de Charleville-Mézière, et qu’ils vivraient ici.” 
— J’ai du mal à imaginer comment ils se tiennent, comment ils se débrouillent parmi les autres quand ils ne travaillent pas. Ce ne sont pas des adolescents. J’ai du mal à les imaginer en train de s’embrasser.
— Ils ne s’embrassent pas, ils ne se touchent pas, ils jouent aux échecs.
— Aux échecs?
— Oui, ils ont acheté un échiquier miniature, qu’ils emporte partout, et ils ne jouent qu’ensemble, là où ils se trouvent. Dans un cimetière, dans une église, sur la margelle d'une fontaine, à la terrasse d'un café. Et les musiciens ne se privent pas alors de les prendre en photos. Des dizaines de photos d’eux en train de jouer aux échecs ont été exposées à l’occasion de la fête anniversaire qui a été donnée après sa mort.
— Sa mort? La mort de qui?
— La mort d’Alexandre, voyons! Vous n’aviez pas deviné qu’il mourrait le premier?
— Pas du tout. Dans le ballet, c’est Clorinde qui meurt.
— Dans mon histoire, c’est lui. Mais attendez, nous avons sauté des étapes et d’ailleurs, il ne meurt pas tout de suite. D’abord, ils se séparent.
— Mon Dieu! Ils se séparent! À quel moment se séparent-ils?
— Quand la première du ballet est donné, en janvier 1982, ils sont déjà séparés. À les voir, personne ne peut en douter. Ils vivent le Combattimento dans l’amour et la douleur extrêmes. Et, à chacune des neuf dates de la tournée à travers le monde, on se demande comment ils vont arriver au bout de la représentation. Elle, en particulier, s’agrippe à lui, s’attache à lui, puis le repousse.
— C’est lui qui la quitte?
— Non, c’est elle. 
— Je ne comprends pas.
— À l’époque, personne ne comprend. Et il faudra attendre qu’Alexandre meure, cinq ans plus tard, et une année encore, pour qu’Annette livre un bout d'explication.
— Ne me dites pas qu’ils ne s’aimaient plus.
— Bien sûr que non. Mais Annette avait, à Hong Kong, un vieil amant qui avait été très bon pour elle. Et tandis qu’elle se trouvait à Venise avec Alexandre, il était tombé malade, puis, en six mois, il était mort. Et alors qu’elle avait envisagé de le quitter pour vivre avec Alexandre, une fois qu’il était mort, il lui paraissait impossible de le faire. Il ne pouvait plus en être question.
— Mais enfin, pourquoi?
— Ne m’en demandez pas davantage. Je suis incapable de mieux vous expliquer. C’est peut-être absurde, mais c’est ainsi. Je vous ai averti que je n’étais pas certaine que mon histoire  fût bien crédible. Qu'elle tienne debout.
— Mais oui, elle est crédible! En plus, elle est très belle, même si on ne comprend pas. Mais je ne suis pas certain de voir comment elle se termine. Avez-vous prévu un final un peu ferme et spectaculaire? On vous le demandera. 
Il faisait jour. Nous n’avions plus que quelques minutes, hélas, à être ensemble, avant que le train entre en Gare de Lyon et que je la perde à jamais. Elle a dit:
— Oui, l'histoire contient trois choses encore. Trois énigmes, ou trois chutes, ou trois clés.
— Je vous écoute. Lesquelles?
— La première est qu’Alexandre ouvre bien son atelier à Venise, qu’il le fait fonctionner pendant cinq ans, qu’il y reçoit quantité d’étudiants, venus du monde entier, et qu’au bout de ces cinq ans, en 1988, il meurt du SIDA. 
— Ouf! J’entends. Ça secoue mais j’entends. Passons à la seconde?
— Un an plus tard, le 15 juillet 1989, une fête est donnée à Venise en mémoire d’Alexandre. Elle est organisée par Sigiswald Kuiper et Annette Winkelmann, laquelle s’est mariée entre-temps. Or, le hasard veut qu’à la même date, les Pink Floyd donnent un concert sur le Grand Canal, en face de la place Saint-Marc — un concert qui attirera deux cents mille spectateurs, et qui fera exploser les étoiles de son fracas, si bien que la fête donnée tout près de là en honneur d’Alexandre ne vibrera pas au son des violons de l’Exquise compagnie mais à celui, planant, tonitruant, d'une musique psychédélique, et des cris et des applaudissements de la foule.
— Une excellente idée! On imagine la chose. Votre professeur sera ravi. Et le troisième secret, et la troisième énigme?
— Le soir de cette fête, Annette arrive en compagnie d’un homme et d’un enfant. Sigiswald Kuiper se tient alors devant l’atelier d’Alexandre, sur une place ornée d’un grand tilleul, où on prépare la fête qui rassemblera quelques amis. Le trio s’avance, puis les deux adultes s’arrêtent, et l’enfant continue seul alors de marcher en direction du musicien. Parvenu devant lui, il lui tend la main, et il dit: “Bonjour, Monsieur Kuiper. Je suis Vincent, le fils d’Alexandre Ripoll. Ma mère m’a dit que vous avez été le meilleur ami de mon père. Je suis heureux de vous connaître.” Alors, Sigiswald Kuiper retient ses larmes et lui sourit.


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