Un marionnettiste, 4

Alexandre dira plus tard:
J’ai fait, en arrivant à Hong Kong, une expérience spirituelle. Celle d’une déception. Et celle d’une acédie. Lorsque Chen Bao a eu fini son speech, qu’il m’a quitté sans attendre aucune réponse de ma part (il regardait sa montre, il regrettait de devoir me quitter si vite mais il avait un rendez-vous), je me suis demandé ce que je faisais ici, à quoi je pouvais bien servir, et d’abord je suis resté hébété, sonné comme si on m’avait donné un coup de massue sur la tête. Incapable de m'intéresser à rien, à aucune des marionnettes qui figuraient dans les vitrines. Incapable de penser. Mais quelques jours plus tard, guère plus d’une semaine plus tard, comme je n'étais pas sorti de mon hébétude, voilà que le même Chen Bao m’annonce la visite de deux journalistes.
— Ils sont envoyés par un important magazine australien, précise-il. Ils s'intéressent au Centre de Recherche et de Documentation Chen Youding auquel ils prévoient de consacrer quatre pages illustrées de photos, et ils seraient très désireux de compléter leur visite par un entretien avec vous, puisque vous êtes, précise-t-il encore, de ce Centre de Recherche et de Documentation, l’actuel résident.” À quoi il ajoute: “Vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’imagine? Cela vous fera de la publicité. On a toujours besoin de publicité quand on est un artiste”.
Que pouvais-je répondre? J’ai bien sûr accepté. Les journalistes n’ont pas tardé, ils semblaient attendre derrière la porte, et ils étaient en effet charmants. Je leur ai servi à mon tour un laïus sur la double tradition du zhang zhong xi (théâtre de la paume) et du bu dai xi (théâtre de sac de toile), encore trop peu connus en Occident mais que Chen Youding avait si bien illustrés, à la suite de quoi ils ont replié leur matériel et ils sont partis. Et après leur départ, je suis resté assis, sans force dans les bras ni dans les jambes, en me disant que voilà, bien sûr, le rôle qui m’avait été assigné.
Il fallait que le prétendu “Centre de Recherche et de documentation Chen Youding” eût au moins un résident pour qu’il passât pour un vrai, ce qui n’était pas le cas du tout.
Les salles qui m’étaient ouvertes étaient loin de couvrir la totalité de l’étage: cela, je l’avais remarqué. Chaque jour, au sortir de l’ascenseur, des transporteurs apportaient des caisses qui disparaissaient aussitôt dans des salles auxquelles je n’avais pas accès, et ils en emportaient d’autres. Chen Bao donnait des ordres, répondait au téléphone, signait des reçus. Parfois, au fond d’un couloir, j’apercevais une commode, un buffet, des fauteuils, des tables, des miroirs, des paravents décorés, des instruments de musique. Puis, très vite, ces meubles disparaissaient. Des merveilles de l’artisanat traditionnel discrètement exfiltrées de Chine populaire par des personnages bien placés, qui avaient le pouvoir de réaliser de telles opérations – sans doute des cadres du régime, des dignitaires du Parti Communiste, des affidés corps et âme à Mao Zedong qui, par ailleurs, prêchaient la révolution culturelle, expédiaient chaque jour en camps de rééducation par le travail des foules entières de professeurs, de médecins, d’ingénieurs, de juristes, d’artistes accusés de connivence avec l’ordre bourgeois, Chen Bao, de son côté, se chargeant de les revendre à des collectionneurs occidentaux (capitalistes) qui étaient prêts à en payer le prix. Après quoi, le gain était partagé en deux, fifty-fifty. Et le plus extraordinaire est que cette découverte ne provoquait pas chez moi de la colère mais plutôt une forme d’accablement.
Quand je regarde le carnet à dessin que j’ai rapporté de là-bas, il est à peu près vide. Moi qui ne cesse de dessiner, où que je me trouve, aussi bien ce que je vois autour de moi que les marionnettes que j’imagine, je constate que durant les deux mois que j’ai passés à Hong Kong, je n’ai pas rempli quatre pages de mon carnet. À quoi pouvais-je occuper mon temps? En réfléchissant beaucoup, en fermant fort les yeux, j’arrive à me souvenir de promenades solitaires dans des parcs, d’une traversée en ferry sous un ciel couleur d’ardoise, et même de m’être perdu un soir dans le quartier du port. Mais, très vite, il fallait que je revienne à mon building, comme un chien revient à sa niche, ou un prisonnier à sa prison.
Je passais des journées à regarder la pluie derrière les vitres. Nous étions au mois de mai, il commençait à faire très chaud et la pluie ne cessait pas. Puis, un jour, comme je déjeunais dans mon restaurant habituel, où je commençais à être connu, j’ai entendu deux jeunes femmes qui parlaient en anglais, à la table voisine. Elles parlaient d’un studio de danse dont elles sortaient et qui devait se situer quelque part au milieu de ces tours. Et c’est ainsi, grâce à ces deux danseuses, l’une coréenne, l’autre irlandaise, que j’ai lié connaissance avec Annette Winkelmann, et que nous sommes devenus amis.

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