Un marionnettiste, 3

Quand Alexandre est sorti de l’aéroport et qu’il a montré au chauffeur de taxi l’adresse de son rendez-vous, il ne s’attendait pas à se retrouver une heure plus tard dans un quartier d’affaires, au milieu de tours dont certaines étaient encore en construction. Il venait à Hong Kong pour apprendre auprès de Chen Youding, qui était né et avait longtemps vécu en Chine méridionale, à Fuzhou, capitale de la province du Fujian, où s’ancre la tradition millénaire du théâtre de marionnettes.
Chen Youding était le représentant le plus connu et le plus respecté de cette tradition et, grâce à ses relations, il avait réussi à fuir le pays en 1966, au tout début de la révolution culturelle. Il avait alors cinquante-deux ans. Et quand Alexandre Ripoll se rend à Hong Kong pour travailler auprès de lui, nous sommes en 1978, Chen Youding a alors soixante-quatre ans tandis qu’Alexandre a la moitié de son âge.
Alexandre en est alors à la toute fin de ses années d’apprentissage. Il a déjà acheté son relais de poste de Charleville-Mézière, il y a effectué la plus grande partie des travaux d’aménagement qu’il jugeait nécessaires, et il attendait avec impatience le moment d'y recevoir ses premiers élèves. Mais un correspondant lui a alors parlé de Chen Youding, dont Alexandre connaissait le renom et dont il avait vu certains de ses spectacles en captations filmiques.
Ce correspondant est un chercheur en anthropologie de l’université d’Edimbourg. Il lui a écrit: “Nous avons invité Chen Youding à venir animer un séminaire chez nous. Il nous a répondu que son état de santé ne lui permettait pas de faire un si long voyage, mais qu’il était prêt à recevoir quelqu’un de notre équipe. Si cela te tente, je peux te faire avoir une bourse pour un séjour de six mois à la seule condition qu’à ton retour, tu prennes en charge le séminaire”. C’était là une proposition qu’Alexandre ne pouvait pas refuser. Quand on est marionnettiste, on ne refuse pas l’occasion d’aller passer six mois auprès de Chen Youding, mais ensuite, quand il arrive à Hong Kong, les choses ne se passent pas du tout comme il l’avait prévu.
Il y a, d’abord, qu’il avait imaginé Chen Youding habitant et œuvrant dans une maison traditionnelle, dans un vieux quartier plein de charme, et qu’il se retrouve sur une autre planète, dans un building de béton et de verre, perdu au milieu de beaucoup d'autres qui sont bâtis sur le même modèle, à peine plus hauts ou plus bas, séparés par des rocades, des ponts suspendus où circulent des files de voitures énormes. Mais ce n’est pas tout. Quand enfin, avec l’aide du chauffeur de taxi, il finit par trouver l’immeuble où il est attendu, et quand le portier de l’immeuble l’accompagne dans l’ascenseur jusqu’au vingt-huitième étage où la “Chen Youding Cie” a ses studios, il a la surprise de n’être pas reçu par Chen Youding lui-même mais par quelqu’un qui se présente comme son fils et qui s’appelle Chen Bao. 
Celui-ci a l’âge d’Alexandre. Plus grand que lui et plus costaud, il est vêtu d’un costume et d’une cravate trop serrés, et il parle un excellent anglais, sans doute appris à Londres, ce qui facilite la communication. Il souhaite la bienvenue au voyageur qu’il accueille dans un immense appartement, où des marionnettes sont exposées dans des vitrines. Il l’invite à s’asseoir sur un canapé, il claque des doigts pour faire accourir un domestique en livrée blanche auquel il commande deux cafés serrés (et, pour appuyer son propos, il fait le même geste de la main levée, le pouce et l'index formant une pince, que s'il se trouvait non pas à Hong Kong mais sur une terrasse de la Piazza del Duomo, à Milan), et il se lance dans un discours dont Alexandre tirera plusieurs informations, la première et la plus importante étant que Chen Youding est devenu aveugle, qu’il ne peut plus faire bouger les marionnettes, encore moins en construire.
— Vous ne manquerez pas de le rencontrer, précise Chen Bao. Il sera heureux de vous connaître. Il vient ici une fois par semaine pour répondre aux questions d’amateurs, de collectionneurs, parfois d’étudiants ou d’artistes. Vous devinez, bien sûr, qu’il ne parle que le mandarin, mais je serai là pour vous servir de traducteur. Maintenant, si vous le voulez bien, je vais vous montrer le studio qui vous est réservé. L’appartement où nous nous trouvons, et qui occupe la plus grande partie de l’étage, est aménagé en centre de recherche, à la fois musée et bibliothèque dédié à l’art des marionnettes, à son histoire et à la géographie de ses développements. Il est placé sous la surveillance constante d’un concierge et de son équipe. Vous n’aurez pas à vous soucier de la présence d’éventuels visiteurs. Ils seront rares. Moi-même, je viens passer ici une heure ou deux chaque jour. Le concierge vous ouvrira les vitrines auxquelles vous souhaiterez avoir accès. Notre collection comprend trois-cents-cinquante-deux pièces, dont beaucoup sont anciennes de plusieurs siècles. Il nous arrive d'en prêter. Il nous arrive d'en acheter encore. Vous pourrez les examiner tout à loisir, et même en faire des photos. Notre bibliothèque contient, elle aussi, de très anciens traités. Mon père souhaite qu'elle vous soit ouverte. Il va de soi, en revanche, qu’aucun volume ne doit en sortir. Ah, un détail! Nous ne servons pas de repas à nos pensionnaires, mais vous trouverez un excellent petit restaurant au pied de la tour. Les frais seront à notre charge.

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