Un marionnettiste, 2

Les années de formation d’Alexandre Ripoll le conduisent d’abord en Italie du Nord, où il s’initie aux métiers du bois; puis en Espagne, où il travaille dans un cirque, se faisant tour à tour acrobate, écuyer, prestidigitateur et même clown; puis en Bourgogne, où il passe beaucoup de temps dans la maison rurale d’une costumière qui élève ses poules et répond aux commandes de théâtres parisiens. Après quoi, il poursuit sa vie nomade à une plus grande échelle, frappant à la porte de maîtres marionnettistes héritiers des plus illustres traditions. Chaque fois, il y a un moment où il se demande s’il n’est pas arrivé au bout, s’il ne va pas finir par s'établir là où sa quête l’a conduit et où on cherche à le retenir. Il deviendrait à son tour et resterait alors un marionnettiste mexicain, ou un marionnettiste indien, ou un marionnettiste égyptien. Puis, le moment d'après, une lettre qu’il n’attendait plus lui parvient d’une autre partie du monde, et le voilà reparti.
Il retarde le plus longtemps possible le moment de s'établir dans un lieu qui soit le sien, puis il finit par acheter un ancien relais de poste situé sur la route qui va de Sedan à Charleville-Mézières. Il y effectue lui-même les travaux nécessaires à l'aménagement d’un atelier, d’une chambre pour y vivre et de dortoirs où accueillir des pensionnaires. Il a alors trente ans et, dans ce lieu, à son tour, il occupera désormais la place du maître.
Des élèves lui viennent de tous les pays du monde où il est passé, où il n’a laissé que des amis et où il s'est acquis la réputation d’un homme instruit dans toutes les parties de son art, sérieux, modeste et imaginatif. C’est alors qu’il institue le rituel des “Veillées sous l’arbre”, qu’il reprendra, plus tard, à Venise. Une fois par semaine (le vendredi), les habitants du village sont invités à assister à un spectacle que donnent ses élèves — un spectacle toujours différent et représentatif de leurs travaux de recherche. Bientôt, les voisins ne sont plus les seuls à accourir. On vient aussi d'ailleurs, et parfois de très loin, pour applaudir ces féeries.
Un soir enfin, dans le public de sa veillée, il y a, assis tout seul, Sigiswald Kuiper. Celui-ci vient trouver Alexandre à la fin de la représentation, et il dit:
— Je suis Sigiswald Kuiper.
— Je sais, répond Alexandre. Je vous ai vu. J’ai longtemps habité loin d’ici, mais je connais votre travail.
— Et moi, je découvre le vôtre. J’en avais entendu dire le plus grand bien et, ce soir, votre spectacle m’a convaincu que vous êtes le magicien que je cherchais.
— Vous vous intéressez aux marionnettes?
— Attendez que je vous explique! J’ai reçu la commande d’un Combattimento di Tancredi e Clorinda, qui devra être donné dans un palais vénitien. Je dispose des moyens nécessaires et je voudrais que vos marionnettes soient de la partie. Pendant que nous jouerons des instruments et que les voix chanteront le texte, je voudrais que celles-ci imitent le duel.
— Un duel? Je ne peux tout de même pas me battre contre moi-même.
— Notre mécène veut que cette production, qui sera donnée dans son palais, situé sur le Grand Canal, marque une date dans l’histoire de la musique européenne. 
— Voilà une noble ambition!
— Bien sûr, il vous faut une partenaire. Je prononce ce mot et je suis certain qu'un nom déjà vous vient à l'esprit. Où que cette personne puisse se trouver, dites-lui qu’elle est invitée tout un an à Venise. Comme vous, bien sûr. Vous serez correctement payés l’un et l’autre, et je ne doute pas que, suite à ce Combattimento, de nombreuses autres propositions de travail nous seront adressées, entre lesquelles nous n'aurons qu'à choisir!

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