Un marionnettiste, 5

Nous approchions de Lyon, ou peut-être l'avions-nous dépassé. Je ne sais plus. C'était l'époque aussi où nous fumions dans les trains. Nous avions acheté des sandwichs sur le quai de Marseille, puis ma compagne de voyage avait sorti de son sac un thermos de thé que nous buvions en nous passant de la main à la main le même gobelet. C'était un darjeeling noir comme du café et, depuis cette nuit, le goût amer de ce breuvage reste associé pour moi à celui des Gauloises sans filtre. Elle dit: 
— Il l’avait appelée au numéro de téléphone de son studio. Il s'était présenté, il avait dit qu’il avait entendu parler de son travail, d’un ballet qu’elle avait donné au théâtre de Villeurbanne, deux ans auparavant, auquel il n’avait pas assisté. Il avait dit qu’il ne se trouvait pas loin et qu’il serait heureux de pouvoir assister à l’un de ses cours. Et elle avait tout de suite accepté. Elle lui avait fixé une date. “Je finis, ce jour-là, par un cours d’un assez bon niveau. Mes élèves ne seront pas fâchés d’avoir un spectateur.” Et, ce soir-là, il est parti à pied. Il pensait qu’il y serait rendu en quelques minutes. Mais, au milieu des tours, il s'était perdu.
— Il pleuvait.
— Oui, il pleuvait un peu, il marchait en baissant la tête, et il est arrivé en retard.
— Mais il a pu néanmoins assister à un assez long moment du travail des danseurs.
— Oui, il s’est assis sur un banc et il les a regardé danser. Je ne sais pas très bien ce qu’il a vu. Je suis très ignorante en matière de danse contemporaine. Je sais seulement qu’il s’agissait d’une chorégraphie très moderne, inspirée par Merce Cunningham, qui contrastait avec une musique qui ne l'était pas du tout.
— Vous savez quelle musique?
— Oui, je le sais depuis peu. Il s’agissait d’un quintet avec piano de Robert Schumann. Le Quintet en Mi bémol majeur, opus 44. Seulement le deuxième mouvement, marqué In modo d'una marcia. Il dure un peu plus de huit minutes.
— Et les danseurs dansaient par cinq, comme s’ils n'entendaient pas la musique. Sans l’illustrer en aucune façon. Comme s'ils répétaient des figures en préparation d'un spectacle qui n'avait pas commencé.
— Oui, chacun pour soi. En se frôlant parfois, sans jamais se toucher.
— Je vois. J’imagine. Puis, le cours s’est terminé. Les danseurs sont partis, et il est resté seul avec elle.
— Et, à ce moment-là, la pluie a redoublé. Derrière les vitres du studio, c'était un vrai déluge. Il n’y avait que du noir, percé par les feux colorés des voitures et strié par les luisances de la pluie.
— Le studio est en rez-de-chaussée.
— Oui. Il y a le salon où on danse, attenant à une minuscule cuisine. Douche et toilettes derrière la cuisine. La jeune femme dort dans le salon, sur un matelas qu’elle déplie. Elle n’a pas d’autre maison. Elle vit et elle travaille dans le même lieu.
— Et elle ne le laisse pas repartir.
— Il pleut trop fort. Il serait incapable de retrouver son chemin. Alors, ils dînent, assis sur des nattes. Ils boivent de la bière. Puis, ils vont se planter derrière les vitres pour regarder la pluie. Et ils parlent sans se regarder, en regardant la pluie, jusque tard dans la nuit. Puis il dort avec elle. Et le lendemain, quand il est de retour dans le vaste et luxueux appartement où il est pensionnaire, il reçoit une lettre qui dit: “Je fréquente quelqu’un ici, qui est plus vieux que nous et plus riche. Je ne souhaite pas le quitter. Ni davantage le trahir. Voulez-vous bien que nous en restions là? Ce serait gentil. Amitiés, Annette.”
— Et, depuis, il ne l’a plus revue. Il ne l’a jamais appelée. Ils ne se sont pas écrit.
— Jamais. Jusqu’au moment où Sigiswald Kuiper lui parle du Combattimento di Tancrede e Clorinda. Alors, tout de suite il l’appelle au même numéro qu’elle avait. Et le téléphone n’a pas sonné trois fois, que sa voix lui répond. Et tout de suite, elle reconnaît la sienne.

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