Un marionnettiste, 6

Quand il l’appelle au téléphone, on peut imaginer qu’Alexandre a préparé ce qu’il aurait à dire. Il parle vite, comme s’il récitait une leçon apprise, comme un joueur joue sa fortune sur un seul coup de dés. Il évoque le Combattimento di Tancredi e Clorinda, une œuvre de Claudio Monteverdi montrée pour la première fois lors du carnaval de Venise, en 1624, que le compositeur, dans sa préface, désigne comme madrigal ou cantate dramatique “avec geste”. Il dit sans reprendre son souffle qu’une nouvelle production est prévue, qui sera accueillie dans un palais du Grand Canal; que la partie musicale a été confiée à Sigiswald Kuiper, le maître du baroque joué sur des instruments anciens, et que le même Sigiswald Kuiper est venu le rencontrer, lui, Alexandre Ripoll, dans son relais de poste, pour solliciter sa collaboration. Il dit aussi qu’il a accepté cette proposition, que c’est là un projet enthousiasmant, mais qu’il a besoin d’elle pour former un duo. Sans lui laisser le temps de répondre ni de l'interroger, il explique enfin:
— Je voudrais que les marionnettes des deux combattants, Tancrède et Clorinde, soient assez grandes, non pas comme des poupées mais plutôt de la taille d’un enfant, et qu’elles soient animées par des tireurs de fils bien visibles, un garçon pour Tancrède et une fille pour Clorinde. Je voudrais que les tireurs de fils ne s’effacent pas, qu’ils montrent les marionnettes mais aussi qu’ils s’exhibent. Que le personnage de Tancrède et celui de Clorinde soient représentés chacun par deux instances complémentaires, avec, au sol, une marionnette cuirassée, colorée, baroque, brinquebalante, mais aussi, au-dessus d’elle, une personne bien vivante, vêtue d’un simple collant, comme un danseur ou une danseuse de Merce Cunningham, comme vous m’avez montré. Et je voudrais surtout que si, en bas, sur le plancher de la scène, les marionnettes se combattent à grands coups d’épées de bois, au-dessus d’elles, dans le ciel, les marionnettistes se rapprochent, s’éloignent, se poursuivent, se frôlent, se touchent, s’esquivent et s’enlacent; que le duel acharné et un peu ridicule qui se joue près du sol, se double dans les nues où habitent les dieux d’un pas de deux amoureux. Mais, pour cela, il faut que vous m’apprenniez à danser et que moi, de mon côté, je vous apprenne à tirer les fils. L’affaire de quelques mois. Vous voulez bien?
— Je crois comprendre surtout que tu cherches à me kidnapper, Alexandre. Il t’a fallu deux ans mais tu penses avoir trouvé le bon prétexte.
— J’ai bien peur que ce soit le cas, en effet. À défaut d’être amants, nous pouvons le jouer.
— Et où devrons-nous répéter?
— Là où le spectacle devra être donné. Dans le palazzo du comte Tozzi. Il ne l’habite pas. Il vit à Londres où il fait des affaires. Mais il revient à Venise, chaque année, au moment du carnaval. Et son projet est de faire entendre et voir le Combattimento, une seule fois, dans son palais, le premier jour de ces festivités. Puis, le spectacle devra se transporter sans doute une dizaine de fois à travers le monde. D’ici là, le palais est à nous. Enfin, je veux dire qu’il est à Sigiswald Kuiper et à son Exquise compagnie. Mais je lui ai parlé de toi, il sera ravi de te connaître. Et ce sera, pour toi comme pour moi, l’occasion de vivre quelques mois dans un palais vénitien.
— Penses-tu que nous devions craindre les orages?
— Tu me rejoins à Venise chaque fois que tu le peux, et aussi longtemps que tu le peux. Il y aura bien une fois où l’acqua alta t’empêchera de repartir. Et je t’inviterai à dîner aux chandelles, inévitablement, puisque l'électricité sera coupée. Nous boirons du champagne et nous mangerons du poulet froid en le dépeçant du bout des doigts. Nous écarterons les grandes tentures des fenêtres, nous regarderons la pluie tomber sur le canal et nous craindrons d’être engloutis. Je crois que je suis amoureux de toi, mais il est inutile que je te le dise, tu le sais déjà. Tu l’as su avant moi.
Cet entretien téléphonique a lieu en septembre 1980, et la première du spectacle est annoncée pour la fin du mois de janvier 1982, dix jours avant le mercredi des Cendres, comme c’est la tradition. Le travail de conception musicale et scénique, ainsi que les répétitions, s'étaleront donc sur un peu plus d'un an; et, durant cette période, Annette Winckelmann fera plusieurs fois le voyage entre Hong Kong et Venise; et dans tous les moments où ils s’y retrouveront, ils auront pour témoins Sigiswald Kuiper et ses musiciens qui, eux, de leur côté, se réjouiront de les voir se poursuivre dans les escaliers, se perdre dans les couloirs, se chercher partout, s'exercer ensemble, répétant inlassablement les même pas, les mêmes figures de danse, attachés l’un à l’autre comme un couple de fiancés.

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