Prodiges indiens, 9

Et puis, ce fut Noël. Andrew espéra un moment que ses enfants viendraient le retrouver. Mais ceux-ci se désistèrent, arguant que leurs obligations professionnelles ne leur permettaient pas d’effectuer un si long voyage. Andrew entendit qu’ils ne souhaitaient pas rencontrer Norah, qu’ils n’y étaient pas prêts. Cela pouvait se comprendre et, s’il en fut attristé, il n’en laissa rien paraître. En revanche, Fiona (son étudiante préférée) accepta l’invitation et fit donc le voyage depuis Sacramento accompagnée de la petite Gina.
Maïa fut sur place dès le 23, accompagnée de Tom. Elle voulait aider leurs hôtes à préparer la fête. Norah était heureuse de mieux la connaître, et Maïa lui fut reconnaissante de l’accueil qu’elle lui faisait.
Le 24 au matin, les deux pilotes, Stephen et Paul, son associé, arrivèrent ensemble. Ils apportaient de nombreux cadeaux, ainsi qu'un appareil photo Polaroïd, dont ils firent aussitôt usage. Étions-nous enfin au complet? Pas tout à fait, affirma Norah. Il manquait encore Kwame, le prêtre de l’église de Murmur, qui rejoignit les autres au début de l’après-midi. Il était accompagné de son sacristain, qui était tamoul. Il déposa sous le sapin un cadeau pour Norah, dont celle-ci devait découvrir, quelques heures plus tard, qu’il s’agissait du fac-similé d’un manuscrit de Jean-Sébastien Bach.
Pouvions-nous alors fermer la porte à clé? Eh bien, non. Car à huit heures du soir, devaient débarquer encore Rajeshwari, le conducteur de taxi, accompagné d’une femme très grande et très belle, le visage émacié, les cheveux noirs, des yeux immenses, dont il ne dit que le prénom. Elle s’appelait Roberte. Toute vêtue de noir, elle bluffa la compagnie par l’élégance de son maintien et de ses gestes, et, à son propos, Norah et Maïa déclarèrent ensemble, dans la cuisine, qu’elle était le sosie d’une célèbre chorégraphe allemande, à moins qu’elle ne s’appelât pas Roberte et que ce fût elle. Avec Rajeshwari, à quoi ne fallait-il pas s'attendre? Et cette fois enfin, le compte y était.
Norah et Maïa avaient chargé Andrew de choisir la musique d’ambiance, et celui-ci avait établi une playlist composée avec des titres de Frank Sinatra, Dean Martin, Nat King Cole, Bing Crosby et Liza Minnelli, dont le kitsch les fit sourire et les agaça un peu. Mais il devait donner sa pleine mesure un moment plus tard, quand les deux enfants, Gina et Tom, furent couchés. Il se rendit alors dans la chambre où on les avait installés, il s’assît auprès d’eux. Gina était si petite, elle ne tarda pas à s’endormir, mais Tom était parfaitement réveillé et prêt à écouter l’histoire qu’Andrew raconta pour lui seul. C’était le Conte de la fée Grenadine, qu'Andrew avait inventé et dont plus tard il devait me communiquer le texte, celui qu’avec son autorisation je reproduis ici.

Une fée très belle vivait seule dans la forêt, près d’une rivière. Entre les arbres, derrière les roseaux de la rivière, elle pouvait observer la vie du village voisin. Un jour elle sut ainsi qu’une fête se préparait. Elle alla au village, participa à la fête qui se prolongea tard dans la nuit. Le lendemain elle s’en retourna dans la forêt, et neuf mois plus tard elle accoucha d’une petite fille.
La fée était très heureuse de cette enfant. Elle veilla sur elle. Elle lui apprit tout ce qu’elle savait. À nager jusqu’au fond de la rivière, à regarder les étoiles, à parler avec les animaux. Elle lui apprit aussi à observer le village, de loin, et à rire avec elle de ce qu’ensemble elles voyaient.
À dix ans, l’enfant était devenue très belle, et aussi savante et aussi puissante que l’était sa mère. Un jour elle interrogea celle-ci. Elle dit: 
— Dis-moi, maman, comment est-ce que je m’appelle?
La fée n’avait jamais réfléchi à cette question. Alors elle décida très vite et répondit:
— Tu t’appelles Grenadine.
La petite fée répéta ce nom plusieurs fois et elle le trouva joli. Puis, elle demanda à sa mère:
— Et toi, maman, comment t’appelles-tu?
— Moi aussi, je m’appelle Grenadine, répondit la mère, qui continuait à improviser. Nous avons toutes les deux le même nom.
La petite fée hocha de nouveau la tête et se le tint pour dit. Mais, hélas, à l’automne qui suivit, la mère se blottit sous un arbre et ne voulut plus quitter ce lit. Il y eut du vent, de la pluie. Le vent déposa des feuilles d’arbres sur le corps de la si jolie fée, les étoiles éclairaient son visage, et bientôt celle-ci mourut. Alors la petite fée pleura et elle resta seule à s’appeler Grenadine.
Elle vécut sa vie de fée comme l’avait vécue sa mère, et elle grandit, et elle devint aussi belle que l’avait été sa mère, et comme elle, elle continua d’observer la vie du village à travers les arbres et les roseaux de la rivière. Et ainsi elle apprit un jour qu’une fête s’y préparait. Mais ce qu’elle ne savait pas, c’est que cette fête était organisée pour célébrer un mariage, et que, pour ce mariage, les habitants avaient fait appel à des musiciens qui les feraient danser: une violoniste prénommée Scarlet, un guitariste auquel il manquait deux doigts, et un accordéoniste aux cheveux longs, qui n’ouvrait jamais la bouche et dont certains pensaient que c’était plutôt une fille. Et, avec eux, un photographe.
Ce dernier arriva au village à bord d'une camionnette à l’arrière de laquelle il transportait son matériel. Sur les portières de sa voiture, en gros caractères, il avait peint son nom. Il s’appelait Clinty McTell. Grenadine se rendit à la fête et on voit qu’elle figure sur toutes les photos que Clinty a prises durant cette longue journée de printemps.
Grenadine avait toujours pensé que les villageois ignoraient qui elle était. Qu’ils ne faisaient pas attention à elle. Qu’ils ne l’aimaient pas. Mais sur les photos, on remarque que ceux-ci l'observent d’un peu loin et qu’ils sourient de la voir heureuse. Et le lendemain matin, Grenadine est montée dans la camionnette à côté de Clinty, et ils sont partis ensemble, en faisant des signes d’au revoir avec les mains, par les vitres ouvertes de la voiture. Et depuis, chaque fois que Clinty revient au village pour faire des photos, Grenadine l’accompagne. Et, au fil des ans, un, puis deux, puis trois enfants les accompagnent aussi. Ils crient, ils se chamaillent, se tirent par les cheveux et font rire leurs parents.

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