Prodiges indiens, 6

Il a remis à Stephen le médicament destiné au petit Tom, et Stephen est parti en avion pour l'île de Silent où Maïa l'attendait. Andrew est alors retourné à son taxi, qui restait stationné au bout de la piste, et il a dit au chauffeur que maintenant il était disposé à faire une longue promenade. 
— Où dois-je vous conduire? a demandé le chauffeur.
— Je voudrais que vous m'emmeniez sur la colline de Scarlett, a répondu Andrew.
Le chauffeur a acquiescé, et une heure plus tard ils circulaient ensemble sur les avenues étroites, bordées d’eucalyptus.
Scarlett est le quartier résidentiel de Murmur. On y trouve d’opulentes villas entourées de jardins. Le silence est seulement strié par le chant des cigales. Au détour de certaines avenues, on aperçoit la mer. Lors de ses précédents séjours à Murmur, Andrew avait souvent entendu parler du luxe et du calme de Scarlett, qui contrastait avec la cohue des vieux quartiers, mais jamais il n’avait trouvé l’occasion de s’y rendre. Et même, il avait oublié son nom. Mais ce nom lui est venu à l’esprit de manière impromptue, en cette circonstance particulière de sa vie où, ayant réussi à s’entendre avec Maïa, il avait le sentiment de rompre enfin avec le désordre de son passé.
Andrew est assis sur banquette arrière de la voiture. Pour mieux voir, il se penche en avant et s’appuie de ses deux bras pliés sur le dossier du fauteuil resté vide. Il observe ainsi, à travers le pare-brise, le paysage qui défile. Celui-ci lui paraît d’une beauté étrange et bouleversante, ombragé de grands arbres, derrière lesquels s’abritent des villas blanches et roses, majestueuses au bout de leurs allées.
Il demande au chauffeur plusieurs fois de ralentir, et celui-ci s’exécute en souriant. Et quand la mer se montre dans la perspective d’un virage où la route se dérobe, où elle paraît basculer dans le vide, il dit:
— Stoppez là, s’il vous plaît.
Il ouvre la portière et sort de la voiture. Il marche et le taxi le suit, le moteur arrêté, à une distance respectueuse. Puis le piéton s’arrête, attend que la voiture arrive à sa hauteur, et, en se penchant de nouveau, il dit au chauffeur:
— Pensez-vous que je puisse descendre jusqu’à Murmur en marchant ainsi, par ces avenues, et arriver avant la nuit?
Le chauffeur lui fait observer que le soleil décline. Il ajoute:
— Et, à propos, savez-vous pourquoi le quartier porte ce nom?
— Puisque vous me posez la question, j’imagine que c’est à cause de ses couchers de soleil.
— C’est bien cela. Chaque soir, la mer s’embrase et ce rougeoiement inonde aussi, un court instant, la colline de Scarlett.
Il y a un silence. Andrew est debout près du gros taxi noir. Il finit par dire, le regard droit, comme s’il se parlait à lui-même: — Scarlett, Murmur, Silent... Ces noms me surprennent. Ils ne ressemblent pas à ceux de ce pays. On les croirait inventés.
Le chauffeur a les deux mains posées sur le volant. Il laisse passer un temps, comme s’il hésitait, puis il dit:
— Oui, ils sont improbables, d’un exotisme incompréhensible, peut-être scandaleux. Personne ne sait d’où ils viennent. De quelle imagination. Mais doit-on s’occuper de ces mystères? Ne doit-on pas plutôt prendre les choses comme elles sont, comme elles viennent, et de même pour leurs noms?
Les deux hommes se taisent puis le chauffeur conclut:
— Je vais rouler un peu et vous laisser marcher. Je dois parler à une dame, je lui ai promis de l’appeler. Nous avons une cabine pas trop loin. Et quand il fera nuit, je viendrai à votre rencontre et je vous ramènerai à l’hôtel.
Le taxi s’éloigne alors, et Andrew reprend sa marche dans l’avenue déserte où le soleil décline.
Il remarque alors que les cigales se sont tues. Dans la nuit qui vient, il ne perçoit plus que le frêle remuement des branches d’eucalyptus au-dessus de sa tête et la pluie des arrosoirs automatiques dans les jardins. Il croit marcher dans une obscurité presque complète mais, une fois après l’autre, l’avenue qui tourne paraît suspendue dans le ciel clair, devant la rondeur de la mer où le soleil descend. Et sur le vert émeraude des pelouses, la lumière soudain est rose et plus vive. Enfin, derrière une haie de pittosporums qu’il reconnaît dans l’ombre au parfum de vanille, il devine une présence.
Il longe la clôture et parvient à un haut portail qui lui laisse apercevoir une femme debout au milieu de rosiers. Il s’arrête pour mieux la regarder. Les parfums des roses et de l’herbe mouillée l’emportent sur celui des pittosporums. La dame est vieille autant que lui, songe-t-il, les cheveux gris, longs et mal peignés. Elle lui sourit et dit: 
— Vous admirez mes rosiers? 
— Oh oui, excusez-moi si je suis indiscret. Je crois que je me suis un peu perdu. Je ne pensais pas que ces avenues seraient aussi désertes. Depuis que je marche, je n’ai pas vu passer une seule voiture.
— Il arrive qu’on en entende une sans la voir. Ou qu'on en voit une dans du tout l'entendre. Ces avenues forment un réseau compliqué. Une ombre glisse derrière les arbres. Et quand une voiture se montre, on s'étonne de remarquer que c’est toujours la même.
— Une voiture fantôme? Lourde, ancienne et noire, qui roule très lentement?
— Vous l'avez donc vue?
— C'est mon taxi. Le chauffeur est un philosophe. Et je crois qu'il est amoureux.
— Nous sommes si peu nombreux ici. Nous nous apercevons de loin, et nous nous faisons signe, d’un jardin à l’autre, par-dessus les haies.
— Pardonnez-moi encore, mais dans ce lieu étrange où il faut croire que nous nous trouvons, au moins vous et moi, votre accent anglais me paraît presque irréel.
— Il vient de York, ma ville natale, où j’ai presque toujours vécu.
— Ma femme avait grandi dans cette ville, elle y avait sa famille, et nous y retournions souvent. Nous marchions sur les remparts. Nous admirions les minuscules jardins débordant de fleurs. Mais je l’ai perdue.
L’inconnue hoche la tête sans rien répondre. Ses yeux sont bleus. Elle porte des gants. Elle coupe deux ou trois roses, puis se retourne vers la villa blanche qu’on voit derrière. Elle semble prête à s’en aller, aspirée par elle. Prête à rompre. Mais elle a un mouvement de la tête pour écarter ses cheveux filasses. On songe à une ravissante sorcière. Puis elle dit:
— Je m’appelle Norah. Et maintenant, vous habitez Murmur?
— Nous habitions Édimbourg, mais je n’y retournerai pas. Pas plus qu’à York. Ici, j’habite à l’hôtel. Et je m’appelle Andrew.
— Eh bien, Andrew, peut-être pourriez-vous passer cette grille pour regarder mes roses de plus près? Faites-le sans crainte. Il me faudrait vous nourrir longtemps avant de vous manger. Et vous êtes trop vieux.
Elle ouvre le portail en souriant à peine. Elle se frotte un œil avec le dos de la main. Et Andrew entre dans le jardin.


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