Prodiges indiens, 7

Les jours et les semaines sont passés, et Andrew n’a pas quitté la maison de Norah, située sur la colline de Scarlett. L’habitude de cette vie commune s’est prise sans beaucoup de paroles. La maison est vaste et confortable. Norah lui a désigné un bureau, équipé d’un canapé. Jusqu’à présent, Andrew n’a pas eu l’occasion d’y dormir mais, dans la journée, il utilise le bureau. Norah s’occupe de son jardin. Elle bavarde avec quelques-uns de ses voisins, par-dessus les haies, ou devant les boîtes aux lettres.
— Vous avez reçu des nouvelles de votre fille? Vous irez passer Noël avec eux?
Elle fait rentrer le jardin dans sa maison en y disposant partout des bouquets de fleurs qu’elle ramène par brassées. Elle veille à la cuisine. Elle descend à Murmur pour y faire des achats et pour fleurir l’église en vue de la messe du dimanche.
Murmur compte une église catholique, et Norah s’est convertie au catholicisme après son mariage avec un Irlandais, dont elle a eu deux enfants et qui est mort voici longtemps. Il a été le grand amour de sa vie et elle est demeurée catholique. D’un catholicisme dédié à cette unique et vieille église de Murmur dont elle veille, chaque semaine, à ce qu’elle soit ornée des plus beaux bouquets de fleurs. Le reste ne lui importe pas. Elle ne connaît plus, en fait de catholicisme, que celui célébré dans cette église-là, les dimanches matins et à l’occasion des fêtes liturgiques. Elle se rend disponible chaque fois qu’on a besoin d’elle.
Dans sa maison, il y a un piano et quelquefois elle en joue. Presque toujours la même sonate de Scarlatti (K. 466), dont elle ne vient pas à bout, mais dont les premières mesures ont le pouvoir de bouleverser Andrew. Le soir, après dîner, ils parlent un peu, ou ils regardent un film à la télévision. Quand ils parlent, ils racontent à tour de rôle des moments de leurs vies. Ils les disent au fur et à mesure que les souvenirs leur viennent, dans le désordre, ce sont comme des récits de rêves. Puis, ils vont se coucher. Parfois, dans l’obscurité, ils écoutent quelques mesures encore de Scarlatti qu’Andrew fait jouer sur sa tablette numérique. Puis ils s’endorment. À moins que, sur l’écran de la même tablette, ils ne regardent des bouts de vieux films hollywoodiens. Surtout des comédies musicales. Ils cherchent à retrouver les noms des acteurs. Et ainsi, oui, ils s’endorment.
Andrew n’est pas croyant mais la petite église abrite un harmonium de jolie facture, hors d’âge et hors d’usage. Andrew trouve moyen de le faire réparer, ce qui permet à Norah de s’y asseoir et d’en jouer durant la messe. Le son est aigre, les notes qui se prolongent chevrotent, surtout dans les aigus, mais cette musique a du succès, si bien qu’en quelques semaines l’assistance, habituellement composée de quatre ou cinq fidèles, double son effectif. Le prêtre a de l’humour. Il dit:
— On se croirait à Rome! 
Le prêtre s’appelle Kwame. Il est ghanéen et lecteur attentif d’ouvrages de psychanalyse. Andrew entretient avec lui un dialogue qui se noue dans la minuscule sacristie où ils restent debout, les fesses et le dos appuyés sur de vieux meubles, dans les parfums mêlés d’encens, de poussière et de moisi, et qui se poursuit par e-mails.
Andrew n’a jamais cessé de correspondre avec Fiona, son étudiante préférée. Il lui écrit que Kwame s’intéresse à figure de Françoise Dolto, à son exemple personnel, à sa posture plutôt qu’à ses livres, et qu’il songe à ouvrir une crèche dans le quartier de l’église, qui fonctionnerait sur le principe de la Maison verte que Dolto a créée à Paris, en 1979.
— Il pense que nous pouvons l’aider à réaliser ce projet, Norah et moi. C’est nous accorder une confiance qui nous honore et que, dans la mesure du possible, nous essaierons de ne pas décevoir.
Fiona, de son côté, a donné naissance à une petite Gina. Il n’a jamais été question du père dans ses courriers, mais elle annonce qu’elle a obtenu une bourse de recherche à l’université de Sacramento (Californie), où elle donne quelques cours d’anthropologie et où elle vit avec son enfant.
— Nous habitons un bungalow à l’intérieur du campus, écrit-elle. Chaque soir, des voisins m’invitent à lancer le Frisbee au-dessus des pelouses et à boire de la bière, ce qui n’est pas bon pour ma ligne. Mais nous organisons aussi de minuscules concerts de musique baroque et nous serions follement heureuses, Gina et moi, de recevoir votre visite.
Andrew lui répond qu’après avoir été amoureux de la mère, il est déjà amoureux de la fille (“Envoie-moi encore de tes petites vidéos”) mais que, pour l’heure, il ne se sent pas le courage de voyager.
— Il semble que ma vie, désormais, doive se dérouler ici, entre Scarlett et Murmur, où j’ai trouvé ma place. Mais j’ai parlé de vous à Norah et celle-ci me charge de te dire que, si tu n’as pas d’autre projet pour tes prochaines vacances de Noël, la maison est assez grande pour vous recevoir, Gina et toi. Nous formerions ainsi quelque chose comme une famille recomposée.
Et Fiona à son tour: 
— Vous nous adopteriez :-)


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