Prodiges indiens, 2

Le taxi dépose Andrew devant l’entrée du jardin botanique. Et c’est là qu’il ne faut pas se tromper. La vieille ville se situe à l’opposé de la place. Les grilles du parc ouvrent sur une allée bordée de grands eucalyptus, dans les feuillages desquels criaillent des oiseaux. La place et le jardin sont écrasés de soleil. À l’inverse, aussitôt qu’on pénètre dans la vieille ville, c’est le royaume de l’ombre. Une ombre grouillante de personnes qui se bousculent sans se regarder, et où il ne fait pas moins chaud.
Andrew tente de se repérer en consultant, plusieurs fois par minute, l’itinéraire noté dans son carnet. Et, quand il ne sait plus où il est, il se glisse sous un porche, le premier venu, pour consulter Google Maps sur son portable. Il ne cesse d’interroger aussi les marchands qui se tiennent debout sur le pas de leurs portes. Certains lui proposent d’entrer pour boire un peu de thé, ou un soda, pour s’asseoir au moins quelques instants sur un tabouret, tant ce voyageur leur paraît proche de la défaillance. Il s’en trouve même un qui s’empare de son poignet pour lui tâter le pouls. Mais cela ne suffit pas à le rassurer. Et dans ce royaume de l’ombre où il s’égare, voilà qu’il est assailli par des démons.
Ce sont de petits singes qui s’agitent, qui lui sautent sur la tête, sur les épaules, qui lui tirent les oreilles et le nez, qui s’accrochent au revers de son pantalon, qui s’enfuient en ricanant, qui font des cabrioles sur le bord des toits avant de revenir se cramponner sur son dos.
Andrew se désespère. Il se dit qu’il ne trouvera jamais à temps la maison du docteur Narendra Singh, que l’avion repartira tout à l’heure sans le médicament dont le petit Tom a besoin, et que celui-ci, hélas, risque d’en mourir. Puis, la minute d’après, son idée (dictée par un premier démon) est que Maïa lui a tendu un piège et qu’il est en train de s’y précipiter la tête la première.
Celle-ci fait l’aimable au téléphone, mais en réalité elle lui en veut terriblement. Elle le hait. Et, en fait de médicament, c’est de la drogue qui l’attend chez le docteur Singh, qui est à coup sûr un complice de Maïa, une drogue que lui-même, en toute bonne foi, s’est engagé à transporter, pensant (d'après ce que disait Maïa) qu’il s’agirait d’un médicament. Tu parles d'un médicament! Sur la piste de l’aéroport, une voiture de police l’attendra. Les feux du véhicule s’allumeront en plein jour, le véhicule se dirigera vers lui. Deux doigts sur la visière du képi, les policiers lui demanderont de lever les mains. Ils le fouilleront. Ils ne tarderont pas à découvrir la substance illicite, et alors, après un jugement expéditif, il sera jeté en prison pour vingt ans au moins. Quel âge aura-t-il quand il en sortira, disons avec les remises de peine?
Le voilà en train de calculer. Mais déjà un autre démon intervient pour déclarer que ce scénario n’a pas de sens. Que, mis à part les bijoux que Maïa confectionne et qu’elle s’efforce de vendre aux touristes de l’île, la pension qu’Andrew lui verse constitue l’essentiel de ses revenus. Quel intérêt aurait-elle donc à ce que celui-ci soit emprisonné et qu’il ne gagne plus d’argent? L’argument semble décisif. Pourtant voilà que le premier démon revient à la charge. Il dit:
— Nous semblons oublier que Maïa a un nouveau compagnon, qui est pilote d’avion, peut-être même propriétaire de sa petite compagnie, et que, par conséquent, elle n’a peut-être plus besoin de cette maigre pension qu’Andrew lui verse avec, souvent, des semaines de retard, si bien qu’elle préfère s’en passer, car ainsi elle peut enfin se venger de lui en lui donnant à transporter de la drogue, sans qu’il le sache, et en le dénonçant à la police pour que ses agents viennent le cueillir sur la piste d’envol.
Comme on entendait tout à l’heure les cris des oiseaux du jardin botanique, voilà qu’on entend à présent un troisième démon. Il rit à se tordre, il jacasse:
— Vous inventez des choses bien compliquées. Mais vous savez, au fond de vous, que la réalité est plus simple, hélas, et c’est ce qui la rend cruelle. Le prétendu médicament que notre ami va transporter (mais oui, tu finiras bien par trouver la maison du médecin, ne t'inquiète pas, tu es presque arrivé), ce ne sera pas de la drogue mais plus modestement de l’eau sucrée. Une fiole d’eau sucrée pour deux mille dollars, tu imagines la jolie somme à se partager? Et rien n'empêche que la demande se renouvelle dans une semaine ou dans un mois.
La tête d’Andrew est alors prête à éclater. Mais voilà que soudain, comme par enchantement, il se trouve devant la maison du médecin. Le nom est gravé sur une plaque de cuivre. Celle-ci indique en outre que le cabinet se trouve au deuxième étage.
Le voyageur y grimpe par de larges escaliers, sa veste, sa chemise et ses pantalons trempés de sueur. La porte est entrouverte. Il la pousse et il entre. Il découvre un comptoir derrière lequel s’élève une paroi formée par un immense meuble à tiroirs, qui monte jusqu'au plafond.
Le comptoir et le meuble à tiroirs sont faits du même bois sombre qui sent le poivre. La lumière est insuffisante. Une petite personne en blouse blanche se glisse derrière le comptoir au moment où le visiteur fait son entrée. Elle porte un masque chirurgical bleu, et sans consulter aucun papier (le comptoir est vide et large comme celui d’un marchand de tissus), elle prononce le nom d’Andrew. Sa voix est aiguë. Elle crie presque:
— Vous êtes Andrew? Vous venez chercher, si je ne me trompe pas, le médicament préparé par le docteur Singh?
Andrew acquiesce, et la petite personne se retourne vers les tiroirs. Elle en ouvre un au-dessus de sa tête et, sans regarder ce qui se trouve à l'intérieur (elle est bien trop petite pour cela, un tout petit bout de femme, peut-être une enfant), elle y plonge la main et elle en ressort un petit flacon de verre qu’elle pose sur le comptoir. Puis aussitôt, dans un anglais teinté d’un fort accent local, elle ajoute:
— Le docteur Singh a dit que ce sera deux mille dollars.
Andrew tarde à répondre. Son regard reste levé vers le meuble qui dresse sa paroi austère jusque dans la pénombre du plafond. Des tiroirs de différentes tailles s’y alignent par dizaines. Il les scrute et constate avec stupéfaction qu’aucun ne porte la moindre étiquette. Il songe vaguement à protester, à demander une explication. Car enfin, comment être certain que le flacon que cette personne lui remet est bien celui destiné à son petit garçon? Il penserait plutôt que ces tiroirs contiennent tous les mêmes flacons remplis d’eau sucrée. Comment savoir? Mais déjà, tandis qu'il continue de douter (d'un doute toujours inspiré par les mêmes petits singes, mais des singes qu'on ne voit plus, qui semblent à présent se désintéresser de lui, qui sont partis s'occuper ailleurs d'un autre malheureux), sa main droite a plongé dans la poche de sa veste. Elle en sort une liasse de billets qu’elle pose sur le comptoir, et en même temps sa main gauche s’empare du flacon.
Le voyageur salue, il se retourne et le voilà parti.


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