Prodiges indiens, 5

Quand Andrew a eu cette courte liaison avec Maïa, sa femme était malade. Et, quelques semaines plus tard, elle était morte.
Il n’avait pas eu longtemps à attendre, au début de sa carrière, pour obtenir le poste qu’il convoitait à l’université d’Édimbourg, et il l’occupait encore quand ce deuil est survenu. À la suite de quoi, il a pris sa retraite et il a quitté la ville.
Il s’était marié à Édimbourg, et c’est dans ce cadre prestigieux que s’était déroulé l’essentiel de sa vie d’adulte, à l'exception néanmoins de nombreux voyages à l'étranger, à l'occasion de colloques, et de séjours en Inde. Sibyl et Andrew ont eu deux enfants, un garçon et une fille auxquels ils ont donné l'éducation qui convenait, et quand ceux-ci ont commencé de voler de leurs propres ailes, Sibyl a pris l’habitude d’accompagner son mari dans ses voyages. Elle se montrait alors une compagne discrète. Partout où ils se rendaient ensemble, elle prenait des photos et réalisait de courtes vidéos qu’elle trouvait moyen, à son retour, d’exposer dans des galeries d'art, des halls de banques ou des centres commerciaux.
Elle menait sa vie. Elle ne l'embarrassait pas. Souvent quand ils se trouvaient à Murmur, où Andrew dirigeait son séminaire annuel, elle annonçait qu'elle allait disparaître quelques jours. Elle avait prévu de visiter avec un guide des villages reculés, des temples, et Andrew, bien sûr, n'y trouvait rien à redire. Le faisait-elle exprès?
Andrew trompait sa femme. Cette mauvaise habitude avait marqué sa vie, et il se disait à présent qu'elle l'avait gâchée. Andrew faisait partie de cette catégorie de professeurs d’université qui, à l'occasion, couchent avec leurs étudiantes. Pas toutes, bien sûr, mais quelques-unes au moins. Comparé à celui de certains de ses collègues, son palmarès restait modeste, mais il n'était pas négligeable non plus. Le pire dans l'affaire était que, très souvent, il tombait amoureux des étudiantes avec lesquelles il couchait. En outre, toujours par quelque imprudence, par quelque maladresse, il trouvait moyen de le faire savoir à sa femme. Une telle attitude avait pour conséquence de la faire souffrir, de provoquer des cris et des larmes, et de troubler le sommeil des enfants. Ceux-ci n'avaient pas une grande estime pour leur père. Sibyl avait beaucoup pleuré. Puis, un jour, quand les enfants sont partis, elle a décidé qu'elle ne pleurerait plus. Qu’elle n’y songerait plus. Qu’elle vivrait le reste de sa vie auprès du même homme sans plus se préoccuper de ses frasques présentes et passées. Mais il se trouvait qu’elle avait une sœur, Graziella, qui vivait à York, et que celle-ci, prenant fait et cause pour l’infortunée Sybil, n'était pas prête à pardonner. Plus tard, Andrew a déclaré:
— Je supposait qu'il était nécessaire que je tombe amoureux de femmes très jeunes, qui m'admiraient. Je n'étais pas loin de penser que les chambres d'hôtel en ville, les voyages-éclairs en Provence, à Madrid ou à Bâle, où se donnait un concert, où se tenait une exposition, qui me serviraient d’alibis, les colloques internationaux et toutes les occasions de rencontres qu’ils offraient, faisaient naturellement partie de ma vie d’universitaire spécialiste du cinéma. Je séduisais ces jeunes femmes, ou j'acceptais qu'elles me séduisent, comme je faisais mes cours. L'aventure amoureuse, avec sa cohorte inévitable de menaces, de crises, de taxis, d’aéroports, de rendez-vous manqués, de mensonges de toutes sortes, n'était-elle pas ce qu'on attendait de moi? Ne faisait-elle pas partie du personnage que j'avais choisi d'incarner au même titre que les jurys d’examens, et les visites chez mon éditeur? Et j'ai accepté de jouer ce rôle, je m'y suis prêté, jusqu'à ce que ma femme tombe malade.
Car l’histoire tourne court. On sait, d'entrée de jeu, qu'il s'agit d'un cancer, mais on prétend qu'il fait partie de ceux qu'on peut apprivoiser. Graziella se déplace de plus en plus souvent pour être près de sa sœur. Elle s'installe chez eux. C'est elle qui la conduira en voiture aux séances de chimiothérapie. C'est elle qui la regardera dans la glace quand, avec une tondeuse, on lui rasera les cheveux. C’est elle qui lui apportera une bassine où vomir et qui remplira son pilulier. Et, face à cela, pendant les trois années que dure la maladie, Andrew a pour étudiante une certaine Fiona dont il tombe amoureux mieux que d'aucune autre, mais qu'il ne touchera jamais.
Fiona a choisi de rédiger une thèse d'anthropologie sur la fonction du masque dans les spectacles traditionnels. La première fois qu'ils se rencontrent, elle lui explique que le masque est fait pour se garder aussi bien que pour se perdre. Elle dit:
— Le libertin vénitien qui porte un masque, au moment du carnaval ou à l'occasion d'un bal, ou d'une orgie, le fait pour qu'on ne puisse pas le reconnaître. Grâce au masque, il se préserve. Il ne renonce pas à ce qu'il est, il se protège pour l'être mieux encore, impunément. Tandis que l'acteur du théâtre Nô porte un masque pour n'être plus lui-même mais un être à mi-chemin des hommes et des dieux. L'un préserve son ego, l'autre le sacrifie.
Fiona ne se soucie pas de le séduire mais, à la différence des autres étudiantes, elle s'étonne qu'Andrew la comprenne et elle lui en est reconnaissante. Pour elle, il n'était pas certain que personne puisse comprendre ce qu'elle dit. Ni certain que ce qu'elle dit ait un sens. Elle s'engage dans son propos avec force, ténacité. D'abord elle laisse parler son intuition, ensuite elle cherche dans les livres ce qui peut la confirmer. Chaque fois, c'est comme si Andrew était, plutôt que son professeur, son meilleur élève. Ou comme s'il l'autorisait à devenir un maître en se faisant lui-même son disciple.
— Vous comprenez? dit-elle. Est-ce que je dis une sottise? insiste-t-elle d'un air grave." Et Andrew hoche la tête. Il n'a rien à ajouter. Rien à corriger. À cet instant, leurs regards se rencontrent, leurs mains sont prêtes à se toucher. Ils sont plus proches l’un de l’autre qu'ils ne l'ont jamais été de personne. Mais aussitôt la jeune femme se dérobe, elle ramasse ses papiers, se lève et lui tourne le dos.
C'est la troisième année qu'Andrew se rend à Murmur sans Cynthia. Il sait que c'est l'année de trop, qu'il aurait dû rester. Mais Graziella ne l'a pas permis. Elle voulait pour elle seule sa sœur mourante. Elle l'a chassé de sa maison. Elle a décidé que ce serait là sa punition. Et Andrew a accepté de partir. Et à Murmur, parmi les étudiants de son séminaire, il rencontre Maïa.
À la différence de Fiona, celle-ci ne fait rien d'autre que l'écouter. Tandis qu'il parle et que d'autres l'interrogent, elle sourit, les yeux baissés. Elle attend, les jambes repliées sous elle, les pieds nus qui montrent des ongles peints. L'aventure dure trois jours et trois nuits. Puis, aussitôt, il lui en veut d'avoir cédé.


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