Le meurtre de Michèle Soufflot, 5

Mes parents tenaient un pressing au haut du boulevard Gorbella. C'était une affaire qui tournait bien, avec quatre employés (dont un chauffeur-livreur) en plus de mes parents. Mon père voulait que je travaille avec lui. Que je le seconde. C'était un thème qui revenait depuis que j'avais quinze ans, qui avait donné lieu à des disputes, mais depuis un an ou deux, je me contentais de ne pas répondre. Et peut-être savais-je que cela finirait ainsi, mais je ne voulais pas céder si vite. Et je me suis inscrit en faculté des lettres. Sans grande conviction. Juste pour retarder l'échéance fatale.
Dans les salles de cours, je me sentais un peu perdu. Michèle avait commencé des études de médecine. François Delteil et plusieurs autres avec lui s'étaient engouffrés dans des écoles de commerce. Je ne les voyais plus. Et je n’arrivais pas à me passionner pour la grammaire, ni pour les romans du Moyen Âge. 
Puis, j'en étais au second semestre de ma première année quand mon père a été victime d’un accident cardiaque. L’alerte avait été sévère. Il en était sorti à peu près indemne, mais on lui avait conseillé de prendre sa retraite. Il aurait droit de jouer au golf, de faire des siestes, mais plus question des petits cigares qu’il sortait fumer sur le seuil du magasin. Désormais, il ne s’agissait plus seulement que je vienne le seconder mais bien que je le remplace. J’ai reculé la décision. Mais, comme j'étais en deuxième année, il a été victime d’une seconde attaque. Cette fois, nous devions décider s’il vendrait l’affaire ou si j’acceptais d’en reprendre les rênes. Ma mère pourrait continuer à tenir la caisse. Mes parents étaient propriétaires de ce magasin depuis leur départ d’Algérie. L’arrangement profiterait au trio que nous formions, inséparables depuis l’exil. J’ai dit oui.
J’ai commencé à travailler au magasin dès la fin de l’hiver. L’essai a paru concluant. Mon père était content de moi, et aux premiers beaux jours, il m'a annoncé qu’il préparait un long voyage qu’il ferait avec ma mère. Ils prévoyaient de louer une automobile confortable et de partir à l’aventure à travers les Alpes, jusqu’en Suisse et peut-être en Autriche.
— On ne sait pas si demain je pourrai encore. Je profite. Nous nous arrêterons en Italie, dans la région des lacs. Puis, quand nous serons de retour, ce sera toi le patron.
Il avait décidé aussi que, pendant la durée de ce voyage, le magasin serait fermé.
— Si tu veux faire un petit voyage, toi aussi, je le finance. C’est mon cadeau d’accueil.
Mais je n’avais pas envie de voyager. J'avais envie de profiter de l’appartement que j'habitais avec eux, où ils faisaient beaucoup de bruit, où ma mère restait réveillée à m’attendre quand je sortais le soir, aussi longtemps que n’étais pas de retour, et où, pendant les trois semaines de leur absence, je serais seul. 
Avec cela, j’avais l’idée d'écrire des romans policiers. Je me disais qu’il serait moins affligeant de passer mes journées derrière le comptoir du pressing, si la nuit, dans ma chambre, j’inventais des histoires de meurtres. Et cette idée avait deux corollaires. Le premier voulait que je publie mes romans sous un pseudonyme. Pour toutes les personnes qui me connaissaient, pour les clients du magasin, je resterais Alain Blasquez, le fils de Gérard Blasquez, honnête commerçant, mais sur la couverture de mes livres, je serais Jordan Miro (c’était le pseudonyme que j’avais choisi). Et un soir, une jeune femme que j’aurais réussi à attirer chez moi, encore vêtue de son imperméable, dirait en caressant du bout des doigts les livres de ma bibliothèque: 
— Tu as beaucoup de romans de Jordan Miro. Je ne connais pas cet auteur.
À quoi, je lui répondrais:
— Mais si, tu le connais. Jordan Miro, c’est moi!
Le second corollaire voulait que ces romans, je les écrive à la machine. Directement à la machine, comme avaient fait les maîtres américains. Raison pour laquelle, dès que mes parents sont partis, je suis allé acheter une superbe Olivetti Studio 45 et une rame de cinq cents feuilles de papier blanc.
J’ai mis dans un carton les livres et les cahiers de mon passé d’étudiant, et j’ai installé sur mon bureau l’Olivetti et la rame de papier. Je n’étais pas assez naïf pour imaginer qu’il me suffirait de m’asseoir devant la machine pour commencer à écrire un roman. Sans doute faudrait-il que je passe d’abord par un petit bloc-notes Rhodia à couverture jaune que je glisserais dans la poche de ma veste, mais le dispositif était en place, auquel s’ajoutait un lourd cendrier en cristal et la lampe à abat-jour de métal chromé qui s’y trouvaient déjà.
Ce fut un été étouffant. Tout le monde avait quitté la ville. Je composais un à un les numéros que j'avais inscrits dans mon calepin. Les sonneries se prolongeaient dans le silence des appartements vides, où j’imaginais que les meubles étaient couverts de housses. J’allais à la plage. Le soir, je prenais ma moto pour des promenades sur les routes des collines. Je lisais des nouvelles de Raymond Chandler. Je me nourrissais de steaks sur lesquels je cassais des œufs et que je complétais avec des haricots en boîte. Je buvais de la bière très froide, sans excès. J'écoutais de la musique. Je me souviens qu’un après-midi, j’ai vu au cinéma Forum, sur la Promenade des Anglais, le Blow-Up de Michelangelo Antonioni. Nous n'étions pas dix dans la salle. Je me souviens qu'un soir, dans la pinède Gould, à Juan-les-Pins, j’ai vu et entendu Nina Simone dont la performance était précédée par celle de John Lee Hooker. Le concert comme le film avaient provoqué en moi une impression très forte et presque douloureuse, sans doute parce que je n’avais pu la partager avec personne. Je prenais des douches au milieu de la nuit et je m’allongeais sur mon lit sans trouver le sommeil.
Mais le clou de la saison, attendu depuis des mois, devait être le concert unique que donneraient en plein air, sur le col de Vence, Yehudi Menuhin au violon, Alla Rakha au tabla et Ravi Shankar au sitar. J’avais beaucoup lu à propos de la prestation de Ravi Shankar au festival de Woodstock, en 1970, et à propos de celle que le même avait fournie au Madison Square Garden, l’année suivante, à l’occasion d’un concert organisé par George Harrison au profit du Bangladesh, avec pour autres têtes d’affiche Eric Clapton, Bob Dylan et Leon Russell. Cette fois, je ne manquerais pas l’occasion.


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