Le meurtre de Michèle Soufflot, 2

— Puis, après que tu l'as reconnue, tu l'as suivie?
— Je ne suis pas sûr de l'avoir reconnue avant de la suivre. Plusieurs semaines sont encore passées. Je continuais de n’attacher aucune importance à cette personne. Aucune attention. C'était une folle, une miséreuse qui menait sa vie parmi nous. Une sorcière qui hantait notre petite communauté sans vraiment lui appartenir.
— Tu m'as dit que tu l'avais reconnue, ce jour où un homme lui a fredonné la chanson des Beatles, et qu'elle a souri. Tu te souviens?
— C'est vrai. J'ai su alors que nous nous étions connus quand nous étions très jeunes, mais pas davantage. Je ne savais pas qui elle était. Je n'avais aucun souvenir précis se rattachant à elle, et elle, de son côté, ne donnait aucun signe qu'elle se souvenait de moi. J'ai dit qu'elle ne me voyait pas. Son regard glissait sur moi comme il glissait sur tous les autres habitants du quartier.
— Sauf les jours où elle avait besoin d'une cigarette.
— C'est moi qui t'ai raconté cela? Eh bien, oui, c'est vrai. Et, dans ce cas, il lui arrivait de vous tutoyer, et même de dire votre prénom. C'est ce qu'on m'avait raconté, ce que j'avais pu observer en certaines occasions, mais jamais elle ne s'était adressée directement à moi, sans doute parce qu'elle ne m'avait jamais vu avec une cigarette. Je ne fume pas.
— Et donc tu l'as suivie.
— Oui, c'était un matin de grand soleil. Je revenais du marché (pour le peu que j'achète au marché), je remontais l'avenue Borriglione et je l'ai aperçue, qui montait, elle aussi, à dix pas devant moi. Puis, arrivée à hauteur de la brasserie de l’Union, elle a bifurqué dans l'avenue Cyrille Besset, et cela m'a surpris parce que c'est l'itinéraire que j'emprunte pour regagner mon studio, rue des Boers, et que je n'avais pas imaginé qu'elle pût habiter dans le même lacis de ruelles où j'ai le sentiment de vivre à l'écart du monde, comme dans un faubourg où, le soir, on croit entendre la guitare et le bandonéon des tangos, et où on s'attend à voir scintiller, dans la clarté des réverbères, des lames de couteaux. Mais je me trompais, car elle a poursuivi son chemin jusqu'à l'avenue Gorbella, large, rectiligne et bruyante. Et elle est passée devant la devanture du Monoprix sans davantage s'arrêter. Où allait-elle ainsi?
— Elle sortait du quartier?
— Pas du quartier mais de la zone, tout de même, où je l’avais toujours vue. Et puis, tout de suite après le Monoprix, elle a tourné à droite, dans la rue Colonel Driant, puis encore dans la rue Guy de Maupassant. Et là, soudain, j’ai basculé dans un autre monde. Un rideau de théâtre s’est levé, et j’ai été transporté dans l’espace lumineux qui s’étendait derrière. Le boulevard Gorbella est bordé par de hauts immeubles en béton, construits dans les années 60, pour répondre à l’afflux des français d’Algérie. Nous le laissions derrière nous. La rue Colonel Driant grimpe entre de petits bâtiments, précédés de jardins. Le ciel bleu y était immense et l’air parfumé par les chèvrefeuilles qui venaient de fleurir. Et, en même temps, j’ai eu peur.
— Peur, de quoi?
— Une telle beauté, un tel luxe n’étaient pas pour moi. Je n’appartenais pas à la caste des personnes qui pouvaient en jouir. Je n’aurais pas dû pénétrer ici. Dans l’espace de mon propre souvenir, j’étais un intrus.
— Que veux-tu dire?
— Soudain, je me souvenais que Michèle Soufflot habitait là, dans l’un de ces petits immeubles, celui qui marquait l’angle des rues Colonel Driant et Guy de Maupassant, dont je la voyais maintenant pousser la grille du jardin, parcourir l’allée, gravir les trois marches du perron, ouvrir la porte et disparaître à l’intérieur. Qu’elle était la fille de Georges Soufflot, le célèbre architecte. Qu’elle était la plus jolie fille de notre groupe, la plus convoitée, et la petite amie de François Delteil, le plus beau garçon de notre groupe, et le plus riche. Alors, j’ai fait demi-tour et je suis rentré chez moi. J’ai déjeuné d’un avocat et d’une boîte de sardines, en vitesse, comme je fais presque chaque jour, puis j’ai mis mes écouteurs dans les oreilles et je suis parti faire l’ascension de l’avenue de Brancolar, jusqu’à Cimiez. Il fallait que je marche, que je me fatigue en écoutant de la musique, pour ne plus penser à elle, pour ne plus me souvenir.


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