Le meurtre de Michèle Soufflot, 3

C’est un matin d’avril, nous sommes une cinquantaine de jeunes gens dispersés dans la salle de l’opéra de Monte-Carlo où nous assistons à une répétition du Quatuor Amadeus. Le lendemain, le Quatuor Amadeus donnera un concert de gala au profit de La Croix-Rouge monégasque. Le programme que j’ai pu retrouver porte mention du quatuor n° 15 K 421 en ré mineur op. 10 n° 2 de Mozart, ainsi que du quatuor op. 33 n° 5 de Haydn. Le quatuor n° 15 de Mozart est le second des six quatuors op. 10 composés par Mozart entre 1782 et 1785, qu’il dédie à Joseph Haydn, et son final reprend en variations le thème du dernier mouvement du quatuor op. 33 n° 5 de Haydn. J’ai fait des recherches, les informations que je mentionne ici, j’ai pu les retrouver, bien des années plus tard, en fouillant sur internet, en particulier sur Wikipedia.
L’événement en question est vieux aujourd’hui de plus de cinquante ans. Quels sont les souvenirs que j’en garde? Quel est le scénario que j’ai reconstitué après coup, au fil du temps? Chaque année, au mois d’avril, il y a un matin où je retrouve à l’improviste la même fraîcheur et transparence de la lumière, la même saveur de l’air sur les lèvres et dans les yeux, et plusieurs fois chaque année, en toute saison, par tous les temps, il m’arrive de repartir marcher avec des écouteurs aux oreilles pour mieux entendre (ne faire qu’entendre), l’une à la suite de l’autre, les deux œuvres de ce programme.
Dehors, il faisait beau, un grand soleil, dans un grand ciel bleu, et un air encore frais, tandis que nous étions assis dans la pénombre de cette salle, occupés à écouter cette musique dont l’impression que j’en garde et que je retrouve, toute vive, chaque fois que je l’écoute de nouveau, est celle d’un foisonnement au sein duquel rien ne se laisse saisir, où les êtres les plus charmants, à peine entrevus, se poursuivent à la course, sont sujets à d’incessantes métamorphoses qui les rendent toujours plus charmants, méconnaissables derrière le masque, sous le fard, et parfois plus gais (plus légers) et d’autres fois plus tristes.
Pourquoi sommes-nous si peu nombreux (dispersés) dans cette salle, qui pourrait accueillir beaucoup d’autres classes de lycéens monégasques et niçois? Le souvenir ne le dit pas. Le souvenir dit que nous devons cette invitation à notre professeur de musique, et que Michèle Soufflot est assise dans les premiers rangs, entre deux autres filles, tandis que François Delteil est arrivé en retard, seul, comme cela lui arrive souvent, et qu’il s’est installé plusieurs rangs derrière elle, et qu’à aucun moment Michèle Soufflot ne se retournera pour vérifier si François Delteil nous a rejoints, s’il se trouve bien parmi nous, ou si peut-être il est resté chez lui à dormir, comme cela aussi lui arrive souvent, après les nuits qu’il passe à rôder dans la ville, comme un chat de gouttières, en compagnie d’on ne sait qui, à hanter on ne sait quels mauvais lieux, à boire, à se battre, à lever des filles peut-être, des nuits où il va se perdre et perdre son âme (elle imagine) jusqu’au fin fond des quais du port, là où on sert du whisky et de la bière dans des estaminets étroits, mal éclairés, où on joue de la musique, où, le long des quais, les silhouettes des vaisseaux amarrés sont comme des fantômes, et où la mer est noire: des œuvres dans lesquelles les deux maîtres amis, Haydn et Mozart, semblent se métamorphoser l’un dans l’autre.
L’espace de cette matinée est celui d’une mythologie personnelle pas très éloignée de celle évoquée par Ovide, où la pénombre de la salle de concert est comme celle d’une grotte, où la musique jouée par le quatuor Amadeus est comme une fontaine dont l’eau nous éclabousse, et dont Michèle Soufflot ressortira, soudain en plein soleil, changée en nymphe.
Car voilà qu’à présent nous descendons par l’avenue d'Ostende en direction du port. Et, cette fois, Michèle Soufflot et François Delteil marchent côte à côte.
Michèle est vêtue d’une courte veste de tailleur en laine bouclée sur un jean et des chaussures de tennis, et elle porte un petit sac d’un luxe exorbitant pendu à l’épaule par une chaîne dorée, tandis que François a les mains libres. Et je les suis, tandis qu’ils s’en vont d’un bon pas en direction du port vers lequel (dans le souvenir) ils semblent prêts à basculer, la tête la première, et le soleil montre alors l’éclat d’un rire sur un visage d’enfant. Et soudain, à un moment, voilà que Michèle fait glisser son sac de l’épaule où il était pendu.
À présent, elle le tient d’une main par sa chaîne dorée et le tend à François qui le prend et le pend à sa propre épaule comme si celui-ci pouvait lui appartenir, convenir à son genre. Et voici que Michèle ôte à présent sa veste courte en laine bouclée (du bleu, du jaune, de l’orange, comme des paillettes, sur du beige et du gris) et la tend à François qui l’attrape d’une main. Et voici que Michèle ôte à présent un petit cachemire qu’elle avait sous sa veste et se retrouve en chemise blanche. La blancheur de celle-ci éclate dans le soleil qui brille au-dessus du port. Après quoi, opération inverse. Michèle donne son pull à François et, de la même main tendue, récupère de la main de François la veste qu’elle enfile (courte comme celle du torero en habit de lumière), après quoi elle tend encore la main pour récupérer son sac qu’elle pend à son épaule, et cela sans qu’ils aient ralenti l’allure ni interrompu la conversation, les rires ou les reproches au contraire qu’ils se font (qu’elle lui fait), qu’on peut seulement imaginer en fonction du moment. Car moi, je marchais derrière, je ne pouvais pas voir quelle clarté illuminait leurs visages, ou au contraire quel air de reproche leur en tordait les traits, mais je regardais comme le plus haut privilège qu’un garçon puisse jamais obtenir d’une fille, celui que Michèle venait sous mes yeux d’accorder à François, (et avec quelle spontanéité elle l'avait fait, quel tranquille abandon), celui de lui donner à porter son sac (d’un luxe exorbitant, portant bien sûr l’écusson doré de Chanel) puis sa veste courte (un boléro). Et ce même privilège, pouvais-je imaginer que la même jeune fille me l’accorderait un jour?


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