Le meurtre de Michèle Soufflot, 4

J’ai essayé de reprendre ma vie d’avant, mais pour des raisons qui m'échappaient, j'appréhendais désormais de rencontrer Michèle. Tout se passait comme si j'eusse surpris un secret qui ne m'appartenait pas. Comme si, en la suivant en plein jour, jusque chez elle, j'avais commis une indiscrétion. Or, ce secret, en quoi pouvait-il consister? Qu’avais-je donc découvert? Que, toute pauvresse qu'elle paraissait, Michèle continuait d'habiter le vaste appartement où elle avait grandi et où elle avait toujours vécu après en avoir hérité de ses parents — un appartement qui occupait tout le troisième étage d'un petit immeuble bourgeois, la Villa Beauséjour, auquel s'ajoutait l'immense terrasse située sur le toit? Il n’y avait rien là que de très naturel. Beaucoup de personnes dans le quartier devaient la voir entrer et sortir de chez elle. Beaucoup devaient connaître l'histoire de sa famille, et savoir la place qu'elle occupait dans cette histoire. Comment elle avait pu devenir si pauvre, si misérable, tout en continuant d'habiter cette maison. Et, à propos de la terrasse, il me revenait à l’esprit que Michèle y organisait, quand nous avions dix-huit ans, des surprises-parties qui réunissaient, à intervalles réguliers, les jeunes gens des meilleures familles. Moi-même avais-je jamais été du nombre? Je n’en étais pas certain. Il me semblait pourtant que j’aurais pu en évoquer l’ambiance, les frasques qui y étaient commises avec assez de précision. Mais aussi bien était-ce parce qu’on me les avait maintes fois racontées, et que j’avais rêvé d’y être.
Puis, dans la deuxième quinzaine de juillet, nous avons connu une période de canicule et de sécheresse qui faisait s’allumer de gigantesques incendies. Ceux-ci faisaient fuir les campeurs dans la nuit, à travers les pinèdes, le long des plages de sable, en emportant ce qu’ils avaient pu arracher à leurs tentes.
Il devenait difficile de sortir de chez soi. Ce jour-là, j’avais attendu le milieu de l’après-midi. Je suis parti en tramway. Mon idée était d’aller jusqu’à la Librairie Massena, d’y choisir un livre, puis de remonter à pied, en m’arrêtant peut-être pour boire un café au lait dans l’ombre et la fraîcheur d’un glacier. J'imaginais un glacier aux murs peints de couleurs pastels, avec des tables et des chaises en Formica, éclairé au néon. Mais celui auquel je songeais, rue de Lépante, n'existe plus depuis longtemps.
La Librairie Massena était climatisée. Je ne sais plus quel livre j’ai acheté, je l’ai glissé dans mon sac à dos et je suis ressorti. Et là, j’ai été pris de vertige. Le soleil m’a brûlé en même temps qu’ébloui. Soudain les jambes ne me portaient plus.
J’ai traversé la rue en titubant pour m’abriter à l’ombre des arcades des Galeries Lafayette. Il suffisait que je tourne à l’angle de l’avenue Jean Médecin pour trouver une station de tramway. J’étais inondé de sueur. Pour ne pas perdre l'équilibre, je m'appuyais d'une main aux vitrines derrière lesquelles se tenaient debout des mannequins en tenues de plage, le regard vide. Quand le tramway est arrivé, j’ai calculé mes pas pour parvenir jusqu’à lui et monter à son bord.
Il était bondé mais, par chance, un siège vide est apparu dans mon champ de vision et je m’y suis affaissé.
À l’intérieur, l’air était plus frais. J’étais sauvé, pensais-je. Personne autour de moi ne semblait remarquer mon malaise. Il suffisait que je me laisse transporter. Au fur et à mesure que nous montions vers le nord, les passagers étaient moins nombreux et l’air plus respirable. Pourtant quand, après la station Borriglione, nous nous sommes approchés de Valrose, où j’ai l’habitude de descendre, j’ai compris que je n’aurais pas la force de me lever de mon siège. Et j’ai laissé passer cette station en me disant que je n’aurais qu’à descendre à la suivante, qui est celle de Gorbella, mais à Gorbella non plus, je n’ai pas pu me lever.
Désormais, le tramway était presque vide. L’angoisse que j’avais ressentie d’abord, en sortant de la librairie, s’était dissipée. Je me sentais léger, un peu euphorique, comme lorsqu’on se réveille d’un évanouissement, ou comme lorsqu’on a respiré de l’éther. Je pouvais sourire.
Plus nous montions vers le nord, plus la pente était raide. Bientôt nous échapperions à la ville. Pourtant, encore à la station du Ray, je ne suis pas descendu. Il a fallu que nous arrivions à Comte de Falicon, qui est la dernière station sur la ligne avant le terminus d’Henri Sappia.
Sur la place Fontaine du Temple, la chaleur n’était pas aussi étouffante. Pour autant, je ne devais pas m’attarder au soleil. J’ai traversé le carrefour en diagonale pour pénétrer dans le Jardin Maurice Mouchan qui marque l’entrée du Parc du Ray. Ce n’est pas un vrai jardin, juste un square au sol bitumé, ombragé de grands acacias. Je me suis assis sur un banc, à l’ombre des arbres, et là j’ai ressenti une impression de bien-être que, d’ordinaire, je n’éprouve qu’en rêve.
Je me suis dit que j’avais tout le temps d’attendre qu’il fasse plus frais pour descendre à pied jusque chez moi. Je me suis dit aussi que je pouvais occuper cette attente en me racontant des histoires. En inventant des histoires qu’ensuite, rendu chez moi, je mettrais par écrit. Que c’était là un merveilleux endroit pour le faire, quelque chose comme un ermitage. J'ai songé: “Maintenant que je connais cet endroit, je pourrai y revenir à mon gré, aussi souvent qu'il me plaira. Il restera toujours ouvert et il n’y manquera rien de ce qui m’est nécessaire. Ni l’eau qui cascade, ni l’ombre, ni l'encre. Un endroit où se disputent des oiseaux à cause des fruits qui pendent sous les branches, et qu'habitent des petits singes dont on ignore s'ils sont des djinns, amis des poètes, ou des démons.”
Et c'est alors que je me suis souvenu d'un autre été, d'il y a bien longtemps.


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