La mercière de Clermont-Ferrand, 6

Paris. Parc des Buttes-Chaumont. Dix années sont passées. Agathe et Rosette se promènent dans les allées. Rosette porte en bandoulière un énorme sac qui lui fait plier l’épaule et qui l’oblige à s’arrêter souvent.
AGATHE: Quand as-tu compris qu’il ne venait pas seulement pour toi, qu’ils n’étaient pas seulement amis?
ROSETTE: Je crois que je l’ai toujours su, bien sûr, et cela aurait dû me réjouir, mais cela ne me réjouissait pas. J’étais plutôt jalouse.
AGATHE: Tu étais jalouse d’elle ou de lui? Je veux dire, laquelle de ces deux personnes voulais-tu garder pour toi seule, ta mère ou Pierre?
ROSETTE: Oh, je crois que, dans ces moments-là, dans mon cerveau d’enfant, ma mère avait Delphine et moi, j’avais mon père. Delphine était si totalement vouée à maman, elle veillait sur elle, et même si Delphine a toujours gardé son petit deux-pièces, il leur arrivait souvent de dormir ensemble, chez l’une ou chez l’autre. Cela me paraissait naturel, elles n’en faisaient pas mystère. Et à Clermont-Ferrand, cela se savait, les clientes du magasin ne pouvaient pas l’ignorer, ni mes camarades d’école, ni nos professeurs. Le mot résonnait à mes oreilles, prononcé par les autres, mais la manière dont il était lancé me paraissait moqueuse plutôt qu’insultante. Les filles attendaient de voir comme je réagirais, et comme ce mot ne m’offusquait pas… Oh, je crois que j’y entendais plutôt de l’envie, de la curiosité et même de la jalousie. Delphine était si jolie, habillée avec tellement de goût. Tu la connais. On aurait toujours dit un jeune officier prussien prêt à monter à cheval pour la parade d’un dimanche matin, sur la place de l’hôtel de ville. Avec ses yeux gris et ses cheveux noirs coiffés en bandeaux. Tandis que l’idée que ma mère puisse coucher avec mon père me paraissait scandaleuse. Je ne voulais pas y croire.
AGATHE: Delphine a toujours été gentille avec toi.
ROSETTE: Elle a toujours été adorable. Attentive, délicate. J’ai toujours su qu’en cas de danger, elle me ferait monter en croupe sur son cheval imaginaire et fendrait avec moi la foule des méchants. Mais je n’existais pour elle que parce que j’étais la fille de Yolande Fournier qui était sa maîtresse. Tandis que mon père…
AGATHE: Il t'emmenait au restaurant.
ROSETTE: Il m’emmenait souvent, des week-ends entiers. Nous nous promenions en voiture dans la campagne alentour. Il pleuvait, il faisait soleil, il me faisait écouter des chansons de Charles Trenet que nous connaissions par cœur, que je chantais avec lui. Il avait choisi une auberge où nous dînions ensuite et où nous passions la nuit. Et cela, sans jamais aucun geste ni aucun regard autre que respectueux, tendre et pudique.
AGATHE: Il te parlait de tes études.
ROSETTE: Il voulait que j’emporte mon cartable et il m’aidait à faire mes devoirs. Je lui parlais de tout avec la plus grande confiance. Mais je savais qu’à un moment ou un autre, il faudrait que je lui parle de maman.
AGATHE: Il était très amoureux d’elle. Delphine et lui se regardaient en rivaux. Mais chacun savait qu’il pouvait compter sur l’autre pour protéger ta mère. Elle a eu de la chance de les avoir. Peu de femmes ont eu autant de chance. Et en plus, elle a convaincu Lars Von Gluck de son talent. Il lui a fait une place. Tu imagines? Que demander de plus à la vie? Je ne peux pas y croire.


Quai du métro. Elles attendent debout au milieu de la foule. Agathe a posé son sac sur le sol. Elle semble inquiète qu’on le lui vole. Elle le garde entre ses jambes.
AGATHE: Arnaud t’a dit qu’il s’est disputé avec son frère?
ROSETTE: J’ai cru comprendre.
AGATHE: Blaise accuse Arnaud de vouloir lui piquer sa petite amie. Je ne sais pas si c’est vrai mais ils en sont venus aux mains. Je t’assure, ils se sont battus comme des chiffonniers, il a fallu que Jérôme les sépare en distribuant des taloches, comme quand ils étaient gamins. Heureusement qu’il était là.
ROSETTE: La fameuse Pénélope! Arnaud me dit qu’il ne sait même pas si elle est brune ou blonde, et qu’en plus elle est gourde.


Dans une rame de métro. Le métro roule vite, il les secoue, avec fracas. Elles sont debout et elles tanguent, l’une près de l’autre, et se parlent presque à l’oreille, malgré le bruit. Toujours le sac posé sur le sol, entre leurs jambes.
AGATHE: Blaise pense toujours que son frère est plus grand que lui, plus fort, plus intelligent et plus beau. Et que toutes les filles courent après lui.
ROSETTE: En fait, je crois que c’est déjà arrivé, qu’une petite amie de Blaise se jette dans les bras d’Arnaud. Il me l’a dit, mais pas cette fois.
AGATHE: Il t’a dit aussi qu’il a demandé son admission à Louis le Grand? Du coup, s’il est reçu, il va peut-être falloir qu’il travaille son latin, cet été.
ROSETTE: Il m’a dit qu’il prévoyait un voyage à Moscou.
AGATHE: Un voyage à Moscou? Première nouvelle. Qu’irait-il faire là-bas?
ROSETTE: Il monte l’affaire avec deux ou trois copains. C’est top secret. Je ne sais pas ce qu’ils mijotent. Un canular, ou peut-être l’exfiltration d’un refuznik. Ils en sont capables. Après, c’est eux qu’il faudra aller chercher dans les prisons du KGB.


Rue du Faubourg Saint-Honoré. Elles sortent de la bouche de métro. Elles marchent lentement. Elles s’apprêtent à se séparer.
AGATHE: Et donc, tu habiteras chez nous.
ROSETTE: Je ne sais pas si je peux, j’ai peur de vous déranger.
AGATHE: Il n’est pas question que tu ailles ailleurs. Ta mère est d'accord. Les garçons seront ravis. Tout le monde sera ravi. Et fier de toi. Deux mois dans les ateliers de Lars Von Gluck!
Elles s’arrêtent. De nouveau, le sac est posé. La jeune femme fait bouger son épaule, elle étire et plie son bras qui semble douloureux, elle fait jouer son cou.
ROSETTE: Pauline m’assure qu’il a beaucoup de respect et d’amitié pour maman. Pauline est la personne qui dirigera mon stage. Le matin, quand il arrive, Lars vient d’abord embrasser Pauline. C’est la plus ancienne ouvrière, elle tient au titre d’ouvrière, encore qu’elle dirige tout le monde.
AGATHE: Ta mère l’aime beaucoup. Elles parlent beaucoup ensemble. Et elles parlent surtout de lui.
ROSETTE: J’ai de la chance.
AGATHE: Tu peux le dire. À seize ans, faire la navette entre Clermont et l’atelier de Lars, avec ton sac en bandoulière, comme le Petit Poucet. Mais lui ne portait que des lettres. Toi, ce sont des vêtements hors de prix. Tu repars ce soir?
ROSETTE: Oui, oui, je dois être au lycée demain. Lars me fera accompagner à la gare. Je te fais signe quand je suis arrivée.

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