La mercière de Clermont-Ferrand, 5

Dans la maison de Michèle Ibarra. Le repas se termine. Caméra à l’épaule, on explore les lieux. On monte à l’étage, on ouvre la chambre où les trois enfants sont couchés. Pas sûr qu’ils dorment. On redescend. Dans l’entrée, un porte-manteau surchargé de vêtements, qui font comme la silhouette d’un brigand de Tomi Ungerer, avec une écharpe rouge qui a glissé et dont un bout vient caresser le sol. Dans la salle à manger, beaucoup de désordre. Au pied du sapin, quantité de jouets et des papiers d’emballage colorés, froissés, déchirés. Des livres et des disques abandonnés partout. Sur la table couverte d’une nappe blanche, les mains d’une femme se tendent vers un paquet de cigarettes dont elles s’emparent, puis d’un briquet. Le bruit du briquet qu’on allume, la fumée qui flotte dans la clarté du lustre. Les adultes sont assis autour de la table.
PIERRE (il sort un livre de la poche de sa veste): Je vous avais promis un poème de Noël. Le moment est venu. C’est un poème de William Butler Yeats. Il est court et mystérieux. Je le lirai une première fois en anglais. Puis je donnerai ce livre à qui voudra bien le prendre, et celle ou celui d’entre nous qui s’en sera emparé nous en lira la traduction française qui se trouve, vous voyez, sur la page de gauche. Vous voulez bien?
Sourires. Chacun ajuste sa position sur la chaise. On fait craquer des coquilles de noix, on se sert encore un verre de vin. La lecture commence.
PIERRE (il lit très lentement): Now as at all times I can see in the mind's eye, / In their stiff, painted clothes, the pale unsatisfied ones / Appear and disappear in the blue depths of the sky / With all their ancient faces like rain-beaten stones, / And all their helms of silver hovering side by side, / And all their eyes still fixed, hoping to find once more, / Being by Calvary's turbulence unsatisfied, / The uncontrollable mystery on the bestial floor.
Pierre tend le livre ouvert au milieu de la table. Suspens. C’est Delphine qui avance la main. Elle prend le temps de parcourir le texte, en marmonnant, avant de lire à haute voix, à son tour.
DELPHINE: Aujourd'hui comme de tous temps je peux les voir par les yeux de l'esprit, / Raides dans leurs vêtements peints, ces pâles insatisfaits, / Paraître et disparaître dans le bleu profond du ciel, / Avec leurs vieux visages comme de pierres battues par la pluie, / Et leurs heaumes d'argent qui défilent côte à côte, / Et le regard fixe de leurs yeux qui cherchent à retrouver, / Insatisfaits qu'ils sont du tumulte du Calvaire, / Le mystère que rien ne dompte, à même le sol de l'étable.
Silence. Delphine rend le livre à Pierre qui le remet dans sa poche.
JÉRÔME (la parole un peu hésitante): Ai-je mal entendu ou l’auteur nous dit que ces vieux voyageurs sont fatigués du bruit et de la violence de la crucifixion au moment même où l’enfant vient de naître?
PIERRE (affirmatif): C’est bien ce que je comprends aussi. Et je crois que je partage le sentiment de ces dignes vieillards. Tout se passe comme si nous n’avions pas affaire, dans la légende chrétienne, à deux événements successifs mais à deux pôles magnétiques de la même histoire éternellement recommencée, et que chacun de nous devait se sentir davantage attiré par l’un ou par l’autre. Pour moi qui ne suis pas croyant, The uncontrollable mystery, le mystère que rien ne dompte, me semble plutôt, en effet, plutôt que celui de la crucifixion, celui de la crèche.
Nouveau silence. Yolande fait mine de se lever, mais quand Michèle Ibara prend la parole, elle se rassied.
MICHÈLE (à Pierre): Monsieur Rudel, le réveillon s’achève. Il nous a rapprochés. Je vous ai observé. Vous êtes un honnête homme, tolérant puisque, n’étant pas croyant, vous avez bien voulu nous lire un poème chrétien. Peut-être accepterez-vous de répondre à une question qui me tracasse. J’ai cru comprendre qu’aujourd’hui, les professeurs de philosophie étaient tous communistes. Est-ce vrai? Autrement dit, pour poser ma question de la manière la plus franche, vous-même, Monsieur Rudel, êtes-vous communiste?
PIERRE (étonné): Communiste, Madame Ibara? Hélas non. Je ne peux pas l’être.
MICHÈLE (elle lève les yeux au ciel, puis les baisse sur son verre de vin qu'elle touche du bout des doigts pour mieux se concentrer): Pardon, il est tard, sans doute suis-je maladroite, mais maintenant que j’ai manqué à toutes les politesses… Comment pouvez-vous n’être pas communiste et regretter de ne pas l’être? Êtes-vous communiste ou ne l’êtes-vous pas?
PIERRE (avec un grand sourire): Je comprends votre question, Madame Ibara, croyez-le bien, et je ne veux pas me dérober. Mais ce n’est pas si simple. J’ai été communiste, pendant quelques années, lorsque j’étais très jeune, pas trotskyste, pas maoïste, pas membre des Brigades rouges, pas même socialiste, juste membre du Parti Communiste Français, et si je ne le suis plus, je n’ai aucune honte ni aucun regret de l’avoir été.
MICHÈLE: Vous convenez tout de même que vous vous êtes trompé? À l’époque déjà, le caractère dictatorial du régime soviétique…
PIERRE: J’ai tendance à penser, aujourd’hui encore, que l’ostentation et le désordre ne sont pas nécessaires. Je garde un certain goût pour l’austérité. Le luxe qui consisterait, pour chaque famille, à disposer d’un logement avec un petit balcon et une salle de bain, me conviendrait assez... En y ajoutant, bien sûr, le droit de faire la musique qu'on aime. Le reste, ce sont des pièges! Mais j’ennuie tout le monde avec mes professions de foi. Oubliez ce que j’ai dit!
MICHÈLE: Je ne suis pas sûre de vous approuver, mais votre réponse me semble claire. Je vous remercie, monsieur Rudel, et maintenant, je vais me coucher. Où est Clovis? Il dort déjà? 
Clovis est assis à l’écart, dans un coin du salon. Il regarde et écoute. Son regard est celui d’un vieillard en même temps que celui d’un enfant. Un tourne-disque est posé près de lui sur un petit guéridon. Sans rien dire, avec un fin sourire, comme tout le monde est tourné vers lui, il lève le bras du pick-up, le pose sur le vinyle et on entend les premières notes jouées au piano par Duke Ellington qui introduisent — on dirait qui appellent — le saxo de John Coltrane. Clovis ferme les yeux et on reconnaît In a Sentimental Mood. La musique arrête les gestes des personnes présentes, mais elle ne dure pas longtemps. Clovis diminue le son.
PIERRE (il se lève): L’heure est venue que je vous quitte. (Il se tourne vers Yolande.) Tu m’accompagnes? 
YOLANDE: Bien sûr. Je vérifie que j’ai bien mes clés.
PIERRE: Je vous salue tous. Je vous remercie de votre accueil. Je serai sur la route, demain, quand vous vous réveillerez.
Les autres, debout, forment un cercle. Pierre sort dans la nuit où, par la porte ouverte, on voit tourbillonner des flocons de neige, Yolande le suit. Puis, soudain, à l’instant de passer la porte, elle se retourne et revient vers Delphine. Elle s’approche d’elle. Elle lui prend les mains et dit:
— Ne t’inquiète pas, va te coucher. Je serai revenue très vite.
Elle pose un baiser sur ses lèvres, rapide, et va rejoindre Pierre.


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